SOUS-BOIS, CHANTILLY

Henri Stenn ou l’héritage impressionniste : 

Henri Stenn vient de nous quitter à l'âge de 90 ans. Avec lui, la dernière grande figure de l'Impressionnisme s'en est allée. L'homme est parti, laissant derrière lui un héritage artistique impressionnant. Fils du brugois Charles Verbrugge, peintre impressionniste, ami de Renoir, Degas et Monet, Henri évoluera très tôt dans ce milieu montmartrois du "Lapin agile" où son père fréquente Utrillo et Van Dongen. Leurs couleurs annoncent un monde nouveau. L'enfant y sera sensible. Faisant partie grâce à son père des quelques rares intimes à fréquenter l'atelier de Degas et de Renoir, Henri goûtera très vite leur alchimie et leur goût du réel.Henri expose ainsi ses premières huiles à l'âge de dix ans, peu avant la guerre 14-18 à Montmartre. Dans cette atmosphère chargée d'art et d'histoire, le jeune Henri va devenir peu à peu un artiste-peintre en renom, adoptant le pseudonyme de Stenn. Dès 1920, ses toiles connaissent un vif succès. A l'instar de Renoir, ami fidèle de son père, Stenn mélange ses couleurs tantôt sur la toile, tantôt sur la palette pour obtenir une combinaison partielle et leur donner vie et solidité. Sa peinture note une préférence pour les couleurs claires et transparentes qui ne le quittera plus. Quant au travail de son pinceau, il est déjà personnel et foncièrement naturel.Comme ses amis impressionnistes, Stenn choisit de peindre en extérieur, très peu en atelier. En effet, recherchant toujours à dépeindre plus fidèlement les scènes de plein air, Stenn transporte peu à peu son atelier sur place. Au grand jour, les passages de la lumière à l'ombre sont plus doux, les ombres plus atténuées, mais riches de la lumière réfléchie par le ciel. Sa palette se rapproche également de la gamme restreinte des Impressionnistes. Ses paysages exécutés en plein air où les traits de pinceau témoignent de la rapidité indispensable pour retenir les notations fugitives de la lumière lui vaudront la reconnaissance unanime de la critique de l'époque.Stenn devient Sociétaire des Artistes du Salon d'Automne, puis membre du jury de l'exposition Art et Décoration. Il voyage énormément, renouvelant sa palette "sur le motif". De ses séjours en Italie, Belgique, Hollande, Espagne, il rapporte une foule de motifs différents. Stenn n'eut jamais à proprement parler de "poétique" ni de théorie d'aucune sorte qui pût engager ou retenir son pinceau. Il tenait pour vrai ce que lui révélait sa vision et s'appliquait à la reproduire tel qu'il le voyait. Sa peinture témoigne d'une représentation émotive du monde et de ses éléments par des distributions de lumières et de reflets. Elle s'adresse inlassablement à cette surface presque invisible et spirituelle qui sépare la lumière de son reflet. Long message d'amour et d'allégresse écrit dans la lumière d'un printemps touchant droit au coeur, défi au temps dans cette représentation du paysage, "pris sur le vif". La palette est toujours douce, harmonieuse et subtile. La facture est fine, légère et délicate, dans la droite lignée des grands de l'Impressionnisme. La conception du monde selon Stenn se présente à l'oeil en tâches de lumière colorée, de vibrations et de touches délicates.On a parfois dit de Stenn qu'il peignait souvent les mêmes motifs, frisant la répétition. C'est mal connaître la peinture et la sensibilité du Maître qui trouvait dans cette fidélité au sujet le chemin d'un continuel perfectionnement, le souvenir d'une impression passée. "Allez tous les ans peindre au même endroit, copiez le même arbre" disait déjà Corot à Odilon Redon.Les toiles de Stenn sont faites d'une juxtaposition de nuances qui rapprochent la couleur des arbres de celle du ciel dans une harmonie où les bleus et mauves échappent à toute définition. Stenn cherchait toujours à "mesurer le paysage" et pour cela, il devait peindre souvent plusieurs toiles pour un seul et même site. Les aspects changeants de la nature sont ainsi immobilisés, saisis et recréés dans un monde nouveau... L'image est entièrement "fondue" dans la matière peinte riche et diaprée, où les tons se décomposent en paillettes de couleurs. Chaque élément du tableau paraît ainsi littéralement absorbé dans la vibration de l'atmosphère.Dans la transcription rapide de la sensation, Stenn abolissait toute pesanteur des formes. Il concentrait toute son attention sur les variations de la lumière qui devenait alors l'unique réalité du monde, le moyen rêvé pour reconstruire l'image perçue. Le traitement des ciels tenait toujours du miracle chez Stenn qui aurait bien mérité, lui aussi - dans un autre registre que celui de Boudin - le nom de "roi des ciels" - dont le bleu inonde toute la toile. Ses ciels ne constituent jamais un simple fond au tableau, ils participent à la profondeur et au mouvement par sa couleur et sa forme. Stenn ne s'est pas uniquement préoccupé du jeu, fin et souple des colorations propres à l'impressionnisme: il a su tirer parti des valeurs les plus délicates dans les tons, qu'ils s'opposent ou se pénètrent.Il a su ainsi renouveler la leçon de l'Impressionnisme, lui donner un nouveau souffle en conférant à ses toiles une structure interne liée au jeu des masses colorées et introduisant dans son oeuvre un aspect essentiel de son tempérament dans son intemporelle beauté. Tel fut Stenn, un témoin, un phare de l'Impressionnisme. De cette couleur-sensation, de cette vibration lumineuse, il a fait un état d'âme. Par delà les écoles et les académismes, par delà les élites et les cénacles, Stenn a su créer une oeuvre profonde et attachante, capable de renouer le lien émotionnel fondamental entre l'homme et la nature.

T. Demaubus