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La vision Cézanne ou l'impressionnisme "sculptural"

La vision Cézanne ou l'impressionnisme "sculptural"

Cézanne ouvre à l'art cette surprenante porte : la peinture pour elle-même" écrit Emile Bernard dans le 387e numéro des "Hommes d'aujourd'hui" consacré au peintre aixois. Admirateur de Meissonnier dans sa jeunesse, Cézanne ignore qu'il va devenir la figure emblématique de l'artiste autonome, c'est-à-dire seul capable de "légiférer sur lui-même" pour reprendre une expression de Pierre Bourdieu, soit encore le contraire d'un Meissonnier.

Eternel refusé, travailleur infatigable dévoré par le doute il lui arrivait de lacérer ses tableaux ou de les abandonner dans la nature - Cézanne s'est senti investi, à l'instar de Matisse, d'une mission d'artiste : celle de construire une œuvre comme d'autres font de la peinture. Peu à peu, ses tableaux n'obéiront plus aux lois du sensible, mais s'élèveront au rang d'une création esthétique qui réinvente l'espace et dont le but fut non pas de créer l'espace comme un théâtre à la manière des maîtres classiques mais de "donner à l'espace un théâtre" pour citer Clément Greeberg.

En proclamant qu'il cherchait à "refaire Poussin sur na ture" et "faire de l'impressionnisme quelque chose de durable comme l'art des musées", Cézanne nous livre la clef de son esthétique : celle de structurer les impressions op tiques chères aux impressionnistes dans une composition et un dessin issus de l'idéal de la Renaissance classique.

Fidélité aux impressionnistes lorsqu'il parle de l'existence d'une "logique colorée... La peinture est une op tique; d'abord. La matière de notre art est là, dans ce que pensent nos yeux..." Fascination pour l'idéal classique lorsqu'il affirme que "pour l'artiste voir, c'est concevoir, et concevoir, c'est composer. Car l'artiste ne note pas ses émotions comme l'oiseau module ses sons: il compose ! Le paysage se pense en moi et je suis sa conscience." 

"Il faut traiter la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective" affirmait Cézanne. Ainsi celui qui avoue ne pas "peindre des âmes" mais "peindre des corps" possède une "âme de sculpteur" comme l'a écrit si justement Yvon Taillandier. Celle-ci se révélera à son zénith dans les "Grandes baigneuses" de 1905, com position à la solidité architecturale par la simplicité monumentale de ses figures et dans les formes immenses des arbres semblables à des colonnes.

A ses débuts, le style de Cézanne préfigure la vision innovante, et l'unité picturale de la maturité. Encouragé par son ami d'enfance, le romancier Emile

Zola, formé à l'académie suisse où il exécute des copies d'œuvres de Poussin et de Vélasquez, Cézanne délaisse peu à peu les sujets d'inspiration romantique pour des sujets plus rigoureux, natures mortes, paysages et portraits. Ses dessins laissent entrevoir une structure très personnelle, aux hachures décidées et aux coloris expressifs. La couleur est épaisse, opaque, relativement sombre, appliquée au couteau et à forts renforts de coups de pinceau soulignant la forme.

Ni la révolution impressionniste ni même la découverte du plein air ne parviendront à éroder cette solidité structurale et ce génie du modèle propres à l'artiste. Paradoxalement, elles le conforteront dans sa démarche picturale et lui donneront une des clefs de la maîtrise de sa sensibilité et de son émotion.

Au lieu de structurer sa composition par la modulation des taches de couleurs et l'intensité des couleurs, composantes impressionnistes. Cézanne apporte une structure sculpturale et géométrique afin de mieux pérenniser la sensation optique, de l'infinitiser sans jamais la figer.

La toile est envahie de coups de pinceau comme autant de mosaïques de couleurs délimitant l'espace et faisant ressortir la forme peinte vers la surface alors que le modelé ainsi créé confère à la forme une impression tenace de profondeur. Dans la "Maison du pendu", peinte à Auvers-sur-Oise 1873, les formes paraissent bâties comme un mur et s'emboîtent harmonieusement. le point de vue élevé du peintre participe à cette l'œil vers le centre de la confession et dirige

Comme pour sauvegarder son style et se démarquer des dérives impressionnistes. Cézanne opère une forte tension dans sa peinture entre l'aplatissement, la planéité de la forme et l'illusion naturaliste. Contrairement aux maîtres anciens veillant à ne jamais trahir explicitement cette tension entre surface et illusion,

Cézanne la rend totalement visible dans ses tableaux.

C'est là que réside toute la puissance de son œuvre, dans cette célébration d'une illusion de profondeur cœexistant avec l'idée même de la surface. Lorsque Cézanne écrit: "la nature pour nous, hommes, est plus en profondeur qu'en surface", il ne signifie pas simplement la primauté de la profondeur

(illusion) sur la surface, il célèbre le génie du peintre,

dont le tour de force consiste à créer l'impression de

profondeur à partir d'éléments de surface. Et à force de rendre plus puissantes les vibrations de ses couleurs à grand renfort de touches constructives, il arrive à tailler dans le paysage lui-même, à le structurer comme on structure sa conscience, et à lui donner une unité comme pour la pensée. Ces recherches culminent dans ses paysages, ses "Baigneuses", ses portraits et ses natures mortes, où la forme est traitée de manière stratifiée, géométrique, quasi abstraite.

Par un effet d'optique, les couleurs chaudes ressortent et les couleurs froides donnent de la profondeur. Cézanne les utilise pour donner une force coercitive aux structures de l'espace dont l'illusion apparaît souvent contredite par la saturation uniforme de la couleur, la pureté maximale des tons.

Ainsi les bleus riches qui dominent les harmonies de couleur de certaines versions des "Baigneuses" ou de la "Montagne Saint-Victoire". La forme est suggérée exclusivement par les modulations de tons. Les touches carrées vibrent et se dilatent en une harmonie qui prend en compte à la fois l'illusion de profondeur, et la surface plane. Le tableau atteint à une monumentalité sans souffrir d'un excès de densité abstraite et froide.

Profondément attaché à la montagne Sainte-Victoire, il aime la peindre en fin de journée, à l'heure où le soleil déclinant pose son sourire d'intelligence aiguë sur son sommet inaccessible.

L'artiste établit entre lui et la montagne Sainte Victoire une relation quasi amoureuse. La sensation visuelle se charge d'une émotion intense, générant une tension grandissante.

L'acuité de la représentation pourrait être celle d'un peintre de natures mortes, mais le rapport créé entre le spectateur et le tableau n'a rien de commun avec ce qui se passerait s'il était question d'une nature morte. C'est une relation qui nécessite ce que l'on pourrait appeler un échange affectif. Chaque face à face avec l'image lui réinsuffle une vie, une présence renouvelée par cet échange.

Comme dans la plupart de ses tableaux peints après 1890, Cézanne a soumis chaque élément à une géométrie colorée qui modèle puissamment les formes. Les relations des parties où tout semble obéir à un ordre sans ambiguïté, et l'image possède une cohérence et une solidité interne qui lui confèrent une ordonnance éminemment classique.

Cette harmonie correspond à une émotion du même ordre, à la fois silencieuse et limpide.

Et comme Clément Greenberg, on est surpris, devant l'abstraction croissante de ses dernières grandes peintures, d'entendre Cézanne dire qu'il avait fait "quelques progrès". Il reprochait à Gauguin et à Van Gogh de peindre des tableaux plats. "Jamais je n'ai voulu et je n'accepterai jamais le manque de modèle ou de graduation. C'est un non sens. Gauguin n'était pas un peintre, il n'a fait que des images chinoises." Et pourtant, la voie que Cézanne s'était fixée de suivre devait mener tout droit à la peinture la plus plate jamais produite en occident depuis le Moyen âge. Picasso, Braque et Léger trouveront dans cette peinture un réservoir inépuisable d'images qu'ils pourront manipuler et interpréter selon leur propre imaginaire.

Sculpteur du vivant, Cézanne nous donne à lire la richesse de la forme qu'il perpétue au fur et à mesure de sa découverte des différents niveaux du sensible.

Seule la vie de la forme l'intéresse. le cubisme, au contraire, va fixer et figer la forme en la restructurant pour tenter de lui donner une permanence.

Sans doute faut-il voir en Cézanne, génial sculpteur de la forme sensible, qualifié parfois de peintre postimpressionniste, non pas seulement l'annonciateur de la modernité mais avant tout l'un des derniers artistes héroïques, sacrifiant toute sa vie pour la peinture.

Depuis sa mort, rétrospectives et expositions se sont succédé trois ont eu lieu à l'Orangerie des Tuileries (1936, 1954 et 1974), une au Grand Palais (en 1978), et la plus récente, à Tübingen, en 1993, consacrant Cézanne comme la figure majeure de la peinture française.

Riche de quelque deux cents numéros, la rétrospective Paul Cézanne, aux galeries nationales du Grand Palais a suscité une véritable avalanche de publication : cinquante livres participeront au battage médiatique rehaussé par la création d'un CD Rom Cézanne conçu pour offrir au public une promenade interactive dans l'univers du peintre.

Le commissariat de l'exposition a été réalisé par Françoise Cachin, directrice des musées de France ainsi que par Nicklas Sercta, directeur de la Tate Gallery à Londres et Joseph J. Rishel, conservateur au Museum of Art de Philadelphie.

T. Demaubus


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