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"Degas parle": souvenirs de Daniel Halevy

"Degas parle": souvenirs de Daniel Halevy

Alors âgé de quatre-vingt-huit ans, Daniel Halevy, célèbre essayiste (1872-1962), publia en 1960 le journal de ses jeunes années pendant lesquelles il nota les mots de Degas. La famille Halevy et le peintre avait depuis longtemps noué des relations profondes. Des amis communs au lycée, les frères et les sœurs de ceux-ci firent que Degas se lia avec Ludovic Halevy et sa femme Louise, née Bréguet.

Daniel Halevy commença à tenir son journal vers 1888. Il avait alors seize ans et Degas cinquante-quatre (1834-1917). Mais les souvenirs de Daniel Halevy re montent à quatre ans plus tôt. Souvenirs de vacances pendant lesquelles Degas était l'hôte de la famille. Dans l'avant-propos de cette réédition que nous devons aux soins de Jean-Pierre Halevy, celui-ci précise le contexte familial et apporte des rectificatifs sur de petites erreurs de date qui s'étaient glissées dans l'édition de 1960. De plus, cette édition plus complète quant au journal de la période 1891-1893, ajoute une étude inédite de Daniel Halevy, "Grandeur de Degas", écrite entre 1951 et 1956, ainsi qu'un article publié en 1919.

Disons tout de suite que ce livre est des plus intéressants pour tous ceux qui aiment Degas dans sa peinture et comme artiste. On peut bien sûr séparer l'œuvre de l'homme et ne s'attacher qu'à ses tableaux, ses pastels ou ses sculptures. Degas lui-même était très pointilleux sur le mystère qui entoure toute œuvre d'art: "Le beau est un mystère.", répète souvent le peintre sur ses vieux jours. Il précise même une fois, en marchant au côté d'Halevy: "Il faut un certain mystère autour des œuvres..." C'était le 10 décembre 1912. Degas et Daniel Halevy revenaient de la fameuse vente Rouart, grand ami de Degas, dans la quelle "Les Danseuses à la barre" fut acheté pour quatre cent trente-cinq mille francs par Durant-Ruel pour une cliente américaine. Degas avait assisté à la vente, "immobile comme un aveugle... Il souriait un peu, comme s'il eut éprouvé un lointain contentement. "C'est curieux, di

sait-il, des tableaux que j'ai vendus cinq cents francs..." Un mois plus tard, en janvier 1913, à propos du prix extraordinaire atteint par sa peinture, on lui demande :

"Tout de même, vous n'êtes pas mécontent de ce tableau ? - Je crois bien que celui qui l'a fait n'est pas un cul; mais je suis sûr que celui qui i a payé si cher est un con." Et quand on le félicite sur son prix, il hausse les épaules: "Je suis un cheval de course, dit-il. Je cours les grandes épreuves, mais je me contente de ma ration d'avoine."

Degas avait des propos très incisifs qui frappaient, bien sûr, l'adolescent qui les notait. Mais ils sont à l'image de la grande humanité de l'homme.

Le journal de Daniel Halevy couvre les années 1882 à 1917 avec une interruption entre 1889 et 1904, bien qu'il continuait de voir Degas. Il est vrai qu'entre la famille Halevy et Degas va s'inscrire l'affaire Dreyfus. Drame qui coupe la France en deux et qui n'épargne pas les relations quasi familiales qui existaient entre Degas et les Halevy. Il faut apprécier la pudeur avec laquelle Daniel Halevy restitue le contexte et la grande tristesse réciproque dans cet éloignement de Degas des Halevy. Les liens se renouèrent sur les dernières années de Degas, mais ne furent pas rompus par Daniel Halevy qui aimait et admirait Degas au-delà de leur différence radicale sur "l'Affaire". Le fait est remarquable lorsqu'on connaît la virulence des antagonismes qui éclatèrent alors.

Des phrases, des mots, tranchants et souvent cruels, les souvenirs de Daniel Halevy nous en restituent les perles et les merveilles. Mais l'immense intérêt de ces paroles de Degas est qu'elles nous sont données dans leur contexte sprirituel et affectif. Publié soixante-dix ans après avoir été rédigé, Halevy n'a rien changé dans son journal. Mais c'est alors un homme aussi vieux que celui dont il notait les mots dans sa jeunesse, qui se relit. Le témoignage en est d'autant plus passionnant. La longue hésitation de Daniel Halevy à publier est sans doute liée à ce que Degas exprimait à propos des journalistes qui par laient d'art! :

"Ces gens vous attrapent dans votre lit, ils vous enlèvent votre chemise, ils vous flanquent dans la rue, et, quand on se plaint, ils vous disent: "Vous appartenez au public."

Parlant de quelqu'un qui était parti au Canada: "J'ai été heureux de le voir échapper au journalisme.

- Il en faisait ?

- Il aurait pu en faire." (!)

De fait, Degas aimait qu'on le laisse travailler en paix et faisait de l'intimité une religion : "Je suis en vie, qu'on me laisse tranquille. Quand je serai mort, on dira de moi tout ce qu'on voudra...". Cette "littérature" autour de l'art l'agaçait au plus haut point, quand il ne la trouvait pas complètement stupide. Sans doute, ne reconnaissait-il que la discussion entre les œuvres. "Ah! les gens de lettres; ne pas pouvoir être tranquille; être livré aux gens de lettres, quel supplice !". Le plus cocasse est que Daniel Halevy était justement un jeune homme de lettres et que Degas l'aimait ! Cela pour témoigner de l'amour de Degas pour les paradoxes qu'il inscrivait dans sa vie même. C'était un bourgeois qui ne supportait pas l'esprit bourgeois; un amoureux de la peinture classique qui se prit d'intérêt pour le naturalisme le plus cru; un célibataire et un solitaire qui aimait la famille d'adoption qu'il s'était faite des Halevy.

Mais, un autre grand intérêt de ce livre est de situer le drame de Degas, la souffrance qui l'accompagne et qu'il cache par pudeur pour les autres, tant qu'il le peut. D'abord les revers de fortune de son frère banquier dont il paya toutes les dettes en se ruinant lui-même. Daniel Halevy écrit:

"Que l'honneur du nom familial fût taché, il ne pouvait l'endurer. L'ébranlement qu'en éprouva son âme, nous ne pouvons le mesurer. Sa vision du monde en reçut un assombrissement (...). Il devint un artiste sans fortune qui devait gagner sa vie et soutenir ses frères devenus pauvres comme lui-même (...). Naguère, la danseuse et le cheval de course étaient les objets de son attention. Dorénavant, il va choisir les êtres fatigués par des exercices pénibles ou par des habitudes d'une existence dé chue.

L'analyse est celle d'une jeune homme partageant l'amitié d'un ami de la famille. On peut lui donner quelque crédit. L'autre drame est bien sûr la cécité progressive de

Degas. Perdre la vue pour un créateur passionné de peinture comme Degas fut une souffrance sans nom. Au point qu'il chercha et modifia sans cesse ses techniques pour combattre la nuit qui le gagnait. D'où l'abandon du crayon qu'il aimait tant pour le fusain et le remplacement de la peinture par le pastel. Mais, Degas se livre à toute une alchimie en mélangeant les techniques qu'il domine parfaitement. D'où aussi sa répugnance pour ceux qui touchent aux œuvres en ne les laissant pas aller à leur mort. La restauration du tableau de Rembrandt, les "Pèlerins d'Emmaüs" l'avait douleureusement accablé. Les amateurs ne le reconnaissaient pas : "Je vais écrire un pamphlet, disait-il. Je commencerai : ceci aussi est une bombe." C'était l'époque des bombes anarchistes. Daniel Halevy note plus précisément les paroles du peintre :

"Ce que je veux ? C'est qu'on ne restaure pas les tableaux. Tu gratterais une pissotière, tu irais en correctionnelle; M. Kaempfen (le directeur des Musées nationaux de 1826 à 1927) gratterait la Joconde, on le décorerait. Toucher un tableau ! Mais il faut qu'un tableau périsse, il faut que le temps marche dessus, comme sur toutes choses; c'est sa beauté."

Et les tableaux des maîtres qu'il admirait étaient toute la vie de Degas. Sa joie, alors qu'il voyait de moins en moins, d'acquérir de petits tableaux de Delacroix ou d'Ingres! Sa collection personnelle était très grande et il achetait dès qu'il le pouvait en vue d'un musée qu'il destinait au public. Ses héritiers vendirent tout et nous ne verrons jamais ce qu'il voulait donner au public autant que son œuvre personnelle.

Ceci posé, Degas exécrait la notion de peintre "arrivé". Mallarmé, un jour, vient lui faire part de l'intention du directeur des Beaux-Arts d'acquérir un de ses tableaux pour le Luxembourg, où l'on exposait les peintres "reconnus". Fureur de Degas: "Ces gens voudraient me faire vie, qu'on croire que je suis arrivé (...). Ils poussent ce pion-ci, puis dira de moi ce pion-là... Je ne suis pas un pion, je ne veux pas qu'on me pousse !" Et, un peu après, alors que le père de Daniel Halevy lui opposait son point de vue, Degas enfonce encore le clou:

"Le fait est que si j'entrais au Luxembourg, je croirais qu'on me mène au poste ! Arrivé ! On ne bouge plus ! Arrivé ! Qu'est-ce que ça veut dire ? Est-ce qu'on arrive? Je ne veux pas être empoigné par les sergents de ville des

beaux-arts..." Les sergents de ville des ministères pourront méditer la formule !

Mais on ne peut tout reproduire de ce livre de témoignages, tant il est riche en éléments qui nous donnent à savourer toute l'immense personnalité de Degas. Elle ne s'efface pas derrière son œuvre mais la rend encore plus mystérieuse. Le journal d'Halevy ne nous dévoile pas un Degas secret qui serait une trahison de son intimité. Il nous révèle ce que Degas aimait et détestait, son amour de la vie, et les souffrances qui le changèrent radicale ment.

Quatre-vingts ans après la mort du peintre, ces souvenirs ne le gèneront pas, mais nous, ils nous illuminent. Un mot, parmi tant d'autres, et qui n'est pas sur la peinture mais sur l'instruction. Le 26 octobre 1888, Daniel Halevy écrit:

"Monsieur Degas vient de déjeuner. Et les déjeuners de Degas sont pour moi le plus pur régal que je puisse imaginer. Degas, à mes yeux, c'est l'incarnation de toute intelligence. Aujourd'hui, il définit ainsi l'instruction: "Elle consiste à rendre un homme impropre à une foule de métiers qui le feraient vivre."

Rien à ajouter, Monsieur Degas!

A. Calonne


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