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Francis Bacon ou l'evidence macabre

Francis Bacon ou l'evidence macabre

"Somme toute, j'ai eu une vie très infortunée parce que tous les gens dont j'ai été réellement épris sont morts. Et vous ne cessez pas de penser à eux; le temps ne guérit pas. Mais vous vous concentrez sur quelque chose qui était une obsession et ce que par l'acte physique vous auriez mis dans votre obsession, vous le mettez dans votre travail. Parce que l'une des choses terribles de ce qu'on appelle amour c'est - pour un artiste certainement, je pense la destruction."

Sommes-nous souvent enclins à nous laisser envahir par la certitude de notre mort? Toutes nos activités, nos occupations ne sont-elles pas, surtout, des leurres qui nous masquent l'issue fatale ? Une sorte de jeu dont la règle non écrite est d'éviter la fin du jeu. Le mot n'est pas gratuit, Francis Bacon y revient souvent : "Je pense que l'homme réalise mainte nant qu'il est un accident, qu'il est un être dénué de sens, qu'il lui faut sans raison jouer le jeu jusqu'au bout..."

ou : Autoportrait (1972)

"Voyez-vous tout l'art est maintenant devenu tout à fait un jeu..."

Et le jeu consiste à donner du sens à quelque chose qui n'a pas de sens, la vie. Alors faudra t-il jouir à toute fin? Ne chercher que le plaisir, le confort, la jouissance comme une fin en soi. Une sorte d'hédonisme moderne offert aux masses occidentales depuis qu'il est bien clair pour tout le monde que "Dieu est mort" même si, en fin de compte, peu de gens ont lu ou liront Nietzsche.

Bien loin de Bacon seraient ceux qui réduiraient son oeuvre à la partie de sa vie qui a pu défrayer la chronique par ses excès, ses attitudes, son homosexualité ou son rapport à l'alcool. Bacon l'incroyant, Bacon le cynique constate qu'au temps où les gens croyaient (en Dieu), l'attitude devant la mort, le sens du jeu étaient autres. L'hédonisme de notre société de consommation en fait lui répugne (cf. Entretiens avec David Sylvester).

Alors quoi ? Qu'est-ce donc qui nous envoie dans les cordes à chaque tableau de Bacon ? Pourquoi sommes-nous sonnés, nous qui sommes si bien habitués à l' "art moderne" que même le mouvement "Dada" semble une partie de rigolade et un prétexte à travaux pratiques pour une classe d'arts plastiques hésitant entre le Pop Art et la publicité ? S'il n'y a pas de sens, que reste-t-il ?... La viande. La viande qui pense. La viande qui se pâme. La viande qui aime une autre viande. Sainte viande qui se donne des coutumes, des lois, des religions, un art. Un grand Art même, quelquefois. Viande frémissante et angoissée qui, pendant presque deux mille ans, se donne pour symbole un dieu en croix. L'art envahit pendant vingt siècles par une chair humaine clouée sur une croix. Bacon n'est pas iconoclaste. Son regard ne délivre pas un discours sur le christianisme. Il sent. Il ressent et il peint ce qu'il voit. Ce que tout le monde voit, mais ne regarde pas. Car chacun se raconte une histoire. Une belle histoire, la plus belle possible. Mais Bacon ne veut pas produire de la narration, du discours. Cézanne disait déjà que s'il se prenait à penser en peignant, tout était perdu. Bacon veut que "la figuration atteigne le système nerveux de manière plus violente et plus poignante." Surtout ne pas passer par le détour du cerveau, du discours, de l'histoire racontée pour la énième fois.

Pour ce faire, Bacon travaille avec le hasard, et derrière le hasard, ou avec lui, l'instinct. "La marque hasardeuse" comme il l'appelle. Cette touche du pinceau, ce trait, cette tache, cette projection de peinture même, avec laquelle il va se battre et s'exposer au risque toujours renouvelé de perdre. De tout perdre : "La moitié de mon activité de peintre consiste à rompre ce que je peux faire facilement."

Bacon fuit le linéaire, le code préétabli. Il aime ce mot de Valéry: "Donner la sensation sans que pèse l'ennui de sa transmission." La peinture de Bacon est peut-être là, une partie sans doute. Toute la matière non picturale avant que Bacon ne s'approche de la toile et travaille la peinture comme on joue avec le vertige sans être dupe. Car Bacon, s'il joue avec le hasard, ne s'y soumet pas. Peu lui chaut la peinture brouillon, accidentelle qui en reste à l'accident. Bacon travaille l'accident comme l'alchimiste sa matière noire :

"N'est-ce pas vouloir qu'une chose se rapproche le plus possible du réel et qu'en même temps elle soit profondément suggestive, ouvrant profondément des domaines sensibles et différent de la simple illustration de l'objet que vous avez entrepris de rendre? N'est-ce pas à cela à que tout l'art revient ?".

Bacon cherchera longtemps le tableau parfait avant de savoir, bien sûr, qu'il n'y a pas de tableau parfait : "Ex perfecto nihil fit", comme disaient les alchimistes ("De ce qui est parfait rien ne devient").

Dieu est mort. La vie passe par la viande, fût-elle en extase: "J'ai toujours été touché par tives aux abattoirs et à la viande." 

Nous savons bien que cela n'aurait pas suffit pour que Bacon peigne. Mieux vaut le lire quand même, des fois qu'on dirait trop vite une peinture qui dérange, fût-elle une des plus chères du XXème siècle.

En 1945, quand Bacon expose ses "Trois études de personnages au pied d'une crucifixion", le monde sort, hébété, d'un massacre auprès duquel les abattoirs semblent de pâles balbutiements. Mais ces figurent dérangent:

"Ce fut une consternation générale. On ne savait pas comment les nommer et comment exprimer ce que l'on ressentait à leur sujet. Elles étaient considérées comme des chimères, des monstres sans aucun lien avec les soucis de l'époque, et comme le produit d'une imagination si excentrique qu'elle ne pouvait avoir aucune influence durable. Ces spectres assis taient à ce que nous attendions tous comme une fête, et la plupart des gens voulaient tout simplement les écarter." (John Russel).

En est-il autrement maintenant ? L'habitude, si rapidement adaptée à nos multiples

catastrophes contemporaines, l'habitude de parler de Bacon comme du peintre le plus cher de son vivant, ne cache t-elle pas un exorcisme? Comme s'il fallait à tout prix consacrer Bacon là où est vide la place du sacré qui n'est remplacé par rien. Ce rien qui fait peur. La viande a-t-elle peur de n'être que chair? Alors de quoi avons-nous peur si rien n'a de sens pendant le temps où le sang circule?

Et si, sans le vouloir, le geste de l'artiste, la marque hasardeuse et inconsciente nous ramenait au point de ne plus pouvoir faire semblant ? Faire semblant 

de croire que l'art nous aide à passer le temps. Faire comme si cet être qui nous est si cher et à qui l'on s'accroche quelquefois, allait un jour nourrir des vers, de beaux vers gras, bien consciencieux qui nettoieront la viande et ne laisseront que les os.

Bacon n'aimait pas l'art abstrait, il ne l'intéressait pas. Il pensait qu'il manquait de tension, qu'il était une "chose entièrement esthétique" qui n'opérait qu'à un seul niveau et ne pouvait "transmettre le sentiment au sens fort du terme."

Et toute la peinture de Bacon, quels que soient la répulsion, le rejet qu'elle peut produire, et qu'elle inspire d'une certaine façon, nous ramène toujours à une figure unique, la figure humaine. Il se pourrait que Bacon nous renvoie, malgrès nous, à ce que ce monde médiatique et sirupeux voudrait nous faire oublier. Derrière chaque sourire se cache le rictus. Celui du squelette qui n'attend plus rien.

Que peut faire l'artiste de notre temps, lorsqu'il peint le visage de son semblable qu'il connaît. Bacon ne peignait que les visages de gens qu'il connaissait bien, le visage de ses amis. Même eux n'acceptaient pas toujours cette torsion, cette déformation, ce brouillage auxquels se livrait le peintre. Comment échapper aux lignes figées, codées qui nous masquent si bien à nous-mêmes que la glace ne nous renvoie qu'une image normalisée et sociale de nous mêmes, qui n'est pas nous.

Bacon, à travers l'accident de la matière huileuse, de la peinture-matière, cherchait cette autre matière qui crée le visage.

Ces visages déformés sont-ils plus à même de montrer ce que nous avons pris l'habitude de ne pas voir ? Je ne sais pas. Mais le choc est là. Un choc qui bouscule. Quelque chose qui dérange nos regards soumis. Des formes qui dérangent nos regards désincarnés et tellement saturés d'images que nous ne voyons plus rien. Alors, un portrait de Bacon bouscule et déstabilise nos yeux. Alors se livre un "combat des yeux", du nom de ce poème de Pierre-Jean Jouve, un combat des yeux avec la peinture où se renouent, au plus profonds de nous, les noires angoisses oubliées, les noires angoisses

   

   

latentes de la chair qui ne veut pas pourrir. Bacon me dérange. Il m'oblige à voir sur le corps de mes extases l'action du temps qui efface tout. La seul critique est le temps, disait Bacon. Un artiste ne saura jamais si ce qu'il a peint valait quelque chose. Seul le temps jugera son oeuvre. Que serons-nous dans cent ans, nous qui ne sommes pas des tableaux accrochés sur un mur ?

Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que Vélasquez et Rembrandt étaient pour Bacon des exemples de ce qu'il appelait le grand Art. Bacon considérait le Pape Innocent X" de Vélasquez comme un des plus grands tableaux jamais peints. Au siècle de la mort de Dieu, de la mort des idéologies, de la torture concentrationnaire et industrielle, du mélange de toutes les images sur le même plan du spectacle, comment auraient peint Vélasquez ou Rembrandt? La question bien sûr n'a pas et n'en cherche pas. de réponse

Et si Bacon nous donnait à voir, à mieux voir ce que Vélasquez et Rembrandt ne peuvent plus nous montrer tant que nous les regardons avec les lunettes déformantes de nos habitudes culturelles ? Et si notre seule chance de ne pas sombrer dans la fadeur et l'ennui venait par la grâce d'être dérangé par quelque chose qui nous répugne ?

Si Bacon ne nous force pas à réagir, nous ne sommes plus des Vivants. En ce temps où la résurrection de la chair est un conte pour les historiens de la religion, Bacon peint des carcasses qui hurlent contre l'irrémédiable de la mort. Bacon me dérange. Tant mieux.

Alain CALONNE


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