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Richard Morphet : conservateur de la Tate Gallery

Richard Morphet : conservateur de la Tate Gallery

A l'heure où toute la presse britannique annonçait la disparition de Francis Bacon, à l'âge de 82 ans, nous sommes allés rencontrer l'un des spécialistes de la peinture anglaise et européenne de la seconde moitié du XIX ème siècle jusqu'à aujourd'hui, Monsieur Richard Morphet, conservateur à la Tate Gallery depuis 1966 ! Nul mieux que lui pouvait retracer l'évolution et expliquer la politique artistique du plus grand musée britannique.

T. DEMAUBUS: Quelle a été l'évolution de la Tate Gallery depuis son ouverture en 1897 ?

R. MORPHET: La Tate Gallery couvre en totalité la peinture anglaise depuis environ 1550 jusqu'à aujourd'hui, y compris l'art étranger, l'impressionnisme, le post-impressionnisme, le fauvisme et l'art moderne. Avant la première guerre mondiale, seuls les peintres britanniques étaient exposés. La Tate Gallery n'a commencé à exposer les peintres modernes étrangers qu'après la première guerre mondiale. Depuis lors, l'accent a été mis sur la peinture contemporaine et une politique d'acquisition de toiles novatrices en matière d'art moderne a été mise en place, comme l'illustrent la présence d'Anselm Kiefer ou les installations de Rebecca Horn, ou encore, plus proches de nous, les formes bleutées d'Annish Kapoor. Il est en effet très lourd pour la Tate de mener de front ses 2 missions: d'une part, la promotion de l'art anglais avant 1900, ce qui signifie l'acquisition d'oeuvres souvent très chères. Ainsi récemment, une oeuvre peinte par Canaletto, peintre anglais, a été achetée 10 millions de livres par un particulier. De tels coûts dépassent de loin le budget prévu pour les acquisitions qui ne dépasse pas les 1,8 millions de livres sterling chaque année. Avec le même budget, il nous faut d'autre part des toiles de Matisse, Picasso, Beckmann ou Giacometti afin d'enrichir les collections modernes ainsi que des oeuvres d'art contemporain, soigneusement choisies. Nous payons le prix d'un manque de lucidité des conservateurs précédents qui n'ont pas su acquérir les oeuvres maîtresses de notre temps, désormais hors de prix, même pour un grand musée comme celui de la Tate Gallery. Dans les années 60, ces toiles ne coûtaient pas trop cher !

T. D.: N'est-ce pas le problème que rencontrent la plupart des musées européens ?

R. M.: Certes, il est désormaais trop tard pour revenir en arrière ! A présent, nous devons nous assurer de toutes les garanties pour ne pas passer à côté des oeuvres majeures de notre temps. Nous sommes tou jours à l'affût d'oeuvres de qualité qui sortent du lot. Parallèlement à ces acquisitions d'oeuvres récentes, nous tentons également de nous préserver les toiles plus anciennes qui n'ont pas assez été exposées. C'est le cas d'André Derain. Nous possédons trois tableaux de Derain à la Tate Gallery dont une "natu re morte", "Le peintre et sa famille" et un "Portrait de Madame Derain portant un châle blanc".

T. D. Comment situez vous Derain dans les coll

lections?

R. M.: Derain a souvent été considéré comme étant avant tout un fauviste. On a souvent négligé sa période plus sombre, plus traditionnelle d'entre les deux guerres. Nous possédons également un magni fique portrait de Matisse par Derain... Ainsi qu'un portrait de Derain par Matisse ! Notre volonté de diffuser l'art français et d'en faire prendre conscience à la communauté britannique ne s'arrête pas là ! Une prochaine exposition va mettre en relation l'art et l'existentialisme, courant de pensée résolument fran çais ! Cette exposition concerne la période parisien ne de l'après guerre durant laquelle la palette s'as sombrit, la facture devient résolument pessimiste bien que l'art reste profondément humain. La figure centrale de cette exposition sera Giacometti.

T. D. Quelle est l'originalité de la Tate Gallery en matière d'expositions?

R. M.: Nous avons choisi de renouveler l'accrocha ge tous les ans et ce, depuis 1990. Les tableaux sont ainsi montrés dans différents types de relations, confrontés à d'autres oeuvres. En ce sens, nous ten tons de "contextualiser" au maximum chaque artiste dont nous choisissons de montrer une oeuvre plutôt qu'une autre. Ce qui permet au public de mieux appréhender les collections plus modernes et de sai sir les contributions d'artistes provenant d'horizons ou de régions différentes. Malheureusement nous manquons encore cruellement d'espace. Notre col lection est beaucoup plus importante et s'enrichit également plus rapidement. Toutefois, le directeur de la Tate a essayé d'attribuer davantage d'espace à chaque tableau.

T. D.: C'est un peu le contre-exemple du Musée Moreau à Paris.

R. M.: Oui, en quelque sorte, même si le Musée Moreau doit être considéré à part, car il relève d'une collection particulière. Il faut d'ailleurs que ces changements d'accrochage ne sauraient faire abs traction de la trame chronologique qui est stricte ment respectée.

T. D.: Où s'arrête la collection de la Tate Gallery?

R. M. Nous livrons également nos collections à la Tate Gallery de Liverpool qui est une superbe pièce d'architecture de six étages, entourée d'eau. Hormis les prêts d'expositions, on peut y voir quelques pièces des collections de la Tate Gallery. Actuellement, on peut y voir une exposition sur le peintre britannique Spencer, une autre sur l'art expressionniste américain et sur l'art européen entre 1945 et 1968. Nous avons également prévu une exposition consacrée à la sculpture européenne pour cet été. Il faut aussi noter que nous allons bientôt ouvrir un autre musée à Saint Yves, dans les Cornouailles, dont les collections proviendront directement de la Tate.T. D. De telles extensions doivent nécessiter des investissements humains et financiers énormes. Quel rôle joue le mécénat à la Tate Gallery ?

R. M. Cela fait six ans que nous avons établi une véritable politique de mécénat. C'est devenu la norme pour beaucoup de grands musées. Cela n'affecte en rien aux mécènes qu'une fois les oeuvres sélectionnés selon les critères artistiques de la Tate.

T. D. Comment décidez-vous par exemple du choix des oeuvres que vous souhaitez acquérir ? Parlez-nous de votre dernière acquisition, le "Rule Britannia" de Spencer Gore.

R. M. Les décisions sont prises en dernier ressort par les administrateurs, après avis du directeur, lui même conseillé par les corps des conservateurs. Quant au tableau de Spencer Gore, "Rule Britannia" il s'agit d'un symbole national. La figure correspond à votre Marianne française. Le tableau représente une scène de comédie musicale datant de 1910. "Britannia " est celle qui domine les falaises de l'île britannique qu'elle protège de son strident. On l'aperçoit d'ailleurs près de la Tate Gallery. C'est également le nom d'une chanson que l'on chante chaque année en Angleterre durant le festival du Royal Albert Hall. Les comédies musicales comprenaient des thèmes très patriotiques, à cette époque où l'Empire britannique étaient à son apogée.

T. D. Les tableaux de Turner sont omniprésents à la Tate Gallery. Comment s'insèrent-ils dans l'en semble des collections?

R. M. La Tate Gallery a consacré un batiment entier à la peinture de Turner, ouvert depuis 1984. Nous y montrons non seulement des peintures à l'huile mais également des expositions spécifiques, centrées sur une période particulière de son oeuvre. Turner fut sans doute, outre un grand peintre de marines, l'illustrateur le plus sensible et le plus proli fique parmi les contemporains de Lord Byron. Turner voyait en Byron un esprit complémentaire illustrant à merveille ses toiles et n'hésitait pas à se tourner vers sa poésie pour inspirer sa peinture. Turner plaçait d'ailleurs la poésie au-dessus de la peinture. C'est la raison pour laquelle nous leur consacrons une exposition du 3 juin au 20 sep tembre comprenant environ soixante tableaux illustrant la vie et l'oeuvre de Byron, accompagnés de citations liés aux thèmes littéraires de Byron. Ce sera l'occasion de pénétrer le monde de ces deux artistes majeurs qui partageaient une même passion pour l'esprit hellénique, la liberté italienne, une nostalgie pour le monde méditérranéen ainsi qu'une croyance en une Europe élargie, fondée sur un héritage culturel commun.

T. D. Quelle a été, selon vous, la plus grande contribution de Turner à l'art d'aujourd'hui ?

R. M: Sans doute la diversité des champs picturaux qui couvrent la période de Claude Lorrain jusqu'aux peintres abstraits, mais aussi la qualité remarquable de la lumière.

T. D. Vous allez consacrer une salle à la peinture de Blake pour une exposition intitulée "Blake, les années d'apprentissage". Cette salle se trouve à côté de la salle dédiée à Constable et aux peintres du début du siècle. Quelle est la place qui revient à Blacke?

R. M. Comme Turner, Blacke est un artiste pour lequel la Tate Gallery consacre une exposition assez régulièrement, centrée sur une période très précise de son oeuvre. Blake est aussi un peintre phare dans l'histoire de la peinture anglaise.

T. D.: Pendant que la National Gallery expose Rembrandt et ses contemporains, la Tate Gallery offre une occasion unique de découvrir le monde cruel et fascinant d'un peintre contemporain rare ment exposé, Otto Dix. Pourquoi une telle rétrospective?

R. M. L'exposition consacrée à Otto Dix se trouve dans l'aile de la Tate, bâtie en 1979, qui permet une souplesse infinie grâce à un système de murs modulables. Le système d'éclairage, très moderne, est coordonné par un ordinateur : l'intensité lumineuse qui éclaire les tableaux est ainsi filtrée selon la lumière du dehors. C'est un système extrêmement coûteux mais qui nous permet d'exposer dans les meilleures conditions. Quant à Otto Dix, la Tate Gallery reconnaît en lui un des grands peintres représentatifs de la condition humaine. La peinture d'Otto Dix nous révèle ce que fut l'état d'esprit et les conditions de vie en Allemagne durant l'entre-deux guerres, et la continuité à notre époque du style clair et lucide de peintures issues des siècles précédents qu'Otto Dix a su renouveler. L'influence de Granach et d'Hobbein est flagrante. En outre, il faut admettre que l'art allemand n'a pas été suffisamment exposé durant le XXème siècle. L'exposition "Otto Dix" est la démonstration de la conviction qu'a la Tate du rôle capital de l'art allemand.

T. D. S'il est un domaine où il est possible de saisir l'effort culturel européen dans sa globalité, n'est-ce pas celui de la peinture?

R. M.: Oui. Le musée est avant tout le lieu où peut s'exprimer toute l'expérience humaine à travers l'a tifice qu'est l'art.

T. D. Si vous deviez proposer les parcours idéaux pour la visite du musée, que suggereriez-vous?

R. M. Il existe des parcours multiples. En partant de la salle consacrée au 16 ème siècle, on chemine à travers l'évolution du XVII ème et du XVIIIème siècle pour parvenir aux deux thèmes clés de l'art anglais : l'obsession du paysage avec Constable et Turner. Que l'on retrouve jusque chez Paul Nash et Richard Long aujourd'hui et, d'autre part, la peinture narrative avec Hogarth, Sichett dont le prolonge ment est sans doute à rechercher dans le travail de Richard Hamilton, pour terminer par la sculpture de XXème siècle dans le hall construit en 1937, autour duquel se regroupe le parcours.

T. D. Francis Bacon vient de nous quitter. Que représente t-il selon vous dans l'art de ce siècle et qu'elle est sa place à la Tate Gallery?

R. M.: Francis Bacon fut certainement le plus grand peintre de sa génération, ayant joui d'une réputation internationale. On peut dire qu'il a défini une nouvelle image de la figure humaine dans le monde de l'après-guerre. Il fait partie des géants de la statue d'un Giacometti, d'un Dubuffet, d'un De Kooning ou encore d'un jackson Pollock. C'est une perte tragique pour l'art britannique. Nous avons décidé de lui rendre hommage dans une salle où l'on trouve les oeuvres de De Kooning, juste à côté de la salle consacrée aux derniers Matisse.


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