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Henri Rousseau (1844-1910)

Henri Rousseau (1844-1910) peintre visionnaire

Quelques années après sa mort, survenue dans des conditions très proches de la pauvreté, sinon de la misère, les toiles d'Henri Rousseau sont accrochées dans les musées du monde entier : Paris, Londres, Zürick, Chicago, New-York. Ainsi va la fortune d'un peintre qui ne l'a jamais cherchée et s'occupait de bien autre chose.Si peindre peut donner à l'homme le senti ment de traduire quelque peu le désir de réconciliation avec la vie quotidienne, au besoin en y échappant, le "Douanier", comme on surnommait celui qui avait travaillé quelques années à l'Octroi de Paris, en est sans doute le représentant le plus pur, le plus authentique, le plus poétique.Jean Bouret, un amateur sensible et juste de l'œuvre de Rousseau, nous prévient, en guise d'avertissement, que la vie du "Douanier" ne prête pas aux développements infinis :"Si l'on peut écrire vingt volumes sur la vie de Van Gogh ou celle de Gauguin, on se trouve avec le Douanier Rousseau devant un cas unique dans l'histoire de la peinture : l'homme passe à travers les mailles de tous les filets comme un poisson d'argent d'une minceur étonnante. Rien ne l'a fixé pour l'éternité, sauf ses toiles... C'est un personnage de Simenon, dans une brume compacte, à qui il n'arrive jamais rien de très saillant, dans l'agréable, ni dans le désagréable...L'essentiel est toujours ailleurs. Peut-être chez Henri Rousseau, la radicale "différence" entre la banalité d'une existence commune et la puissance du rêve que nous gardons en nous, s'exprime d'une manière si palpable et si évidente qu'il nous touche là où nous sommes le moins tenus de jouer un rôle.Le Douanier a été marié deux fois. Deux fois ses compagnes sont mortes et l'ont lais sé perdu de chagrin. Clémence qu'il épouse âgée de dix-neuf ans, quand il en a vingt cinq. Elle lui donnera sept enfants. Cinq mourront en bas âge. Son fils Henri Anatole, qui se destinait à la sculpture, meurt à dix-huit ans. Reste une fille, Julia Clémence, qui ira habiter à Angers chez son frère. Clémence nous est restée, car c'est elle que nous voyons dans le tableau la "Bohémienne". A cinquante-cinq ans, en 1899, il épouse Joséphine, une veuve de neuf années plus jeune que lui, qui mourra en 1903, après quatre années de vie commune.A quarante-neuf ans, après dix-huit années passées comme employé à l'Octroi de Paris, il décide de se consacrer à la peinture. II quitte son poste de commis ambulant qui l'accaparait soixante-dix heures par semai ne, et se retire avec une maigre pension de 1 019 francs par an. Cette pension ne pou vant suffire, le Douanier donnera des cours de violon aux enfants, l'après-midi chez lui, ainsi que des cours de dessin. Il est, à partir de 1901, professeur de dessin à l'École Philotechnique, qui donne des cours gratuits pour adultes le soir. Il court toujours après quelque argent pour boucler ses fins de mois; mais même s'il achète ses couleurs à crédit, il peint. Et il faut croire que pour lui, depuis son départ de l'Octroi, c'est la seule chose qui compte vraiment.Ajoutons pour clore ce tableau d'une vie sociale banale, deux petits faits qui auraient pu avoir des conséquences différentes pour un autre.A dix-neuf ans, il travaille chez un avoué à Angers. Avec deux collègues, ou entraîné par eux, il vole une quinzaine de francs. Pour échapper à la prison ou à la maison de correction, il signe un engagement de sept ans au 51ème régiment d'infanterie. Il sera libéré de ses obligations quatre années plus tard, comme soutien de veuve, lors de la mort de son père en 1868.Trois années avant sa mort, Rousseau se laisse entraîner par un ami, employé de banque, se disant victime d'une escroquerie et prêt à se venger sur le dos des succursales de la Banque de France. Sauvaget, c'est son nom, convainc le Douanier d'effectuer quelques opérations frauduleuses vite éventées et qui conduisent les deux hommes aux assises, pas moins! Henri Rousseau s'en tirera avec deux ans de prison avec sursis et devra, sans doute, sa libération à son 'innocence", utilisée à son procès par son avocat, Maître Guilhermet.Fils de petits commerçants de Laval, acteur d'un petit larcin, deux fois marié et veuf, père d'enfants qui n'ont pas vécu sauf une fille, victime consentante d'une escroquerie, employé de l'Octroi,... rien qui puisse expliquer le peintre, rien qui expliquera jamais la puissance onirique de ses œuvres. Et j'oserai ajouter, tant mieux !Car là, et là seulement, commence une aven ture infinie, qu'il nous est donné de vivre, au-delà de l'anecdote, au-delà du monde des explications qui expliquent encore même ce qui résiste à toute explication !Je ne tenterai pas moi-même de sauter sur ce cheval rétif au risque, une fois de plus, d'être désarçonné durement et justement. A moins bien sûr de chevaucher le cheval de bois du manège de nos idées toutes faites; celles-là mêmes, justement, qui nous évitent de penser et qui nous changent en chambres d'échos.Mais tel n'est pas le cheval noir, déchaîné, sur lequel une petite fille, l'épée à la main, traverse au galop la campagne ravagée par la guerre. Au premier plan, des morts nus, aux corps blafards, que des corbeaux piquent de leur bec. Le noir de ces oiseaux sur ces hommes blanc rose sans vie répond à la blancheur de la robe déchiquetée de l'enfant perchée sur cet étalon de la nuit. Vision qui rejoint celle de Dürer avec ses cavaliers de l'Apocalypse. Mais ce qui bouleverse les codes établis, c'est cette enfant qui semble être la Guerre elle-même. Le tableau est présenté au Salon des Indépendants de 1894. Malgré un article du Mercure de France en 1895, qui parlera de ce tableau comme de "la toile la plus remarquable de l'exposition", le Douanier reste un inconnu.Ce tableau "La Guerre" a été retrouvé pendant la seconde guerre mondiale par l'antiquaire Etienne Bignon. Un après-midi de 1943, le 19 octobre, l'antiquaire avait sorti de sa banque le tableau pour le montrer à l'écrivain allemand Ernst Jünger, qui relate dans son Journal l'évènement comme suit:"Au premier regard, les couleurs vous frappent: des nuages qui se déploient comme de grandes fleurs roses dans un ciel bleu devant elles, un arbre noir et un autre d'un gris tendre, aux branches duquel pendent des feuilles tropicales. L'ange de la discorde galope au-dessus d'un champ de bataille, sur un cheval noir aveugle... Je tiens ce tableau pour une des grandes visions de ce temps; il donne d'ailleurs une impression de nécessité picturale, tandis que les "sujets" ont la monotonie des images pour kaléidoscopes..." Et Jünger termine par ces mots : "Parmi ses qualités diverses, la moins remarquable n'est pas sa candeur enfantine - une sorte de pureté, dans cette terreur fabuleuse, qui rappelle Emily Brontë".On peut penser que Jünger était bien placé pour parler de l'honneur de la guerre. Héros du conflit de 1914-18, respecté en Allemagne mais pris dans un réseau d'ambiguïtés, lui qui est nationaliste mais à qui le nazisme répugne, il occupe un poste à l'état major de la Wehrmacht à Paris en attendant la catastrophe qu'il pressentait depuis 1930. Il faut lire son journal de guerre, vision métaphysique de la logique de ce XXe siècle, pour saisir à quel point le tableau de Rousseau pouvait "parler" au cœur de l'écrivain. Plus loin dans son Journal, le 5 août 1945, à propos de tout autre chose, Jünger écrit:"Je me suis dit une fois de plus, que ce n'est pas fortuitement que nous voyons les images elles s'ordonnent à l'unisson de notre âme."Nous pouvons retourner le propos et, à par tir des images que peint le Douanier, nous interroger sur l'humeur de son âme dont elles sont l'ordonnance. Entre 1886 et 1910, Henri Rousseau exposera une vingtaine de toiles au Salond'Automne et au Salon des Indépendants. Succès mitigé qui, s'il lui apporte de connaître Picasso, Jarry, Marie Laurencin, René Dalize, Max Jacob, Apollinaire, Braque, qui participent à ce "fameux" banquet organisé en son honneur par Picasso en novembre 1908, ne le sort pas vraiment de l'ombre. D'ailleurs les avis sont pour le moins partagés sur les véritables sentiments qui animaient ces peintres et écrivains, jeunes et pleins d'ambitions, devant ce sexagénaire d'une gentillesse extraordinaire et d'une candeur débordante. Son ami Robert Delaunay n'y assistera pas craignant dans tout cela une entreprise de dérision. Il semble que lui, Rousseau, ait été heureux de cette fête "il avait amené son violon et fai sait danser les dames...". Nous étions deux années avant la mort du Douanier, son œuvre était presque déjà derrière lui: la postérité a tranché.Revenons à quelques toiles. "La guerre" n'est pas le seul tableau de Rousseau dans lequel s'exprime une certaine vision de la mort. Par exemple dans ses toiles dites exo tiques, paysages tropicaux, luxuriants, où apparaissent de façon récurrente les fauves, les serpents, l'étouffement de la fôret impénétrable. Le thème de l'attaque du fauve carnivore revient dans plusieurs tableaux : "Tigre attaquant un buffle" (1908), "Tigre dévorant une gazelle" (1891), "Eclaireurs attaqués par un tigre" (1904), "Le repas du lion" (1905), pour ne citer que ceux-ci.Est-ce en peignant des toiles de cette inspi ration que le Douanier disait: "Un jour que je peignais un sujet fantastique, j'ai dû ouvrir la fenêtre, car la peur me prenait." ?A moins que ce ne fût la vision qui l'habitait en peignant le tableau si célèbre "La charmeuse de serpents".

L'extraordinaire mystère qui émane de cette toile ne sera jamais épuisé par l'émotion "mythique" qu'elle engendre chez tout homme ouvert aux arcanes du monde. Ce tableau renvoie, d'une tout autre manière, à cette "Mauvaise sur prise" exposée au Salon des Indépendants en 1901. Le tableau s'appelle aussi "Les chasses mystérieuses". Un ours sombre, aux griffes et aux dents menaçantes, paralyse d'effroi une jeune femme nue qui semble vouloir se protéger de ses deux bras relevés, comme si elle tentait de repousser l'issue fatale. Mais derrière l'ours, se tient le chasseur dont on ne distingue que l'œil pointé dans le prolongement du fusil, qui équilibre la composition du tableau; et qui sauve la situation!Tous les grands tableaux de Rousseau s'imposent par la force de leur composition qui sert la vision. Si Rousseau n'oublie jamais le moindre détail, il "pense" toujours à l'unité globale.Mais le Douanier ne serait pas lui-même s'il n'était aussi le peintre de la joie, de la tranquillité, du simple bonheur de vivre. "Le Moulin d'Alfort" (1902) nous offre la paix. L'eau tranquille, qui doucement s'écoule le long de rives couvertes d'herbes aux cou leurs tendres, s'engage vers le moulin, centre du tableau avec ses trois petits rectangles rouges au milieu d'une végétation dense au sommet de laquelle un ciel profond  élève le tableau jusqu'aux rêveries les plus spirituelles. Ici, le végétal n'étouffe pas, il participe du mouvement même de la douceur de la vie : l'eau, les arbres, le ciel. Nous ne sommes pas loin de Gaston Bachelard qui a si bien célébré "La terre et les rêveries du repos" ou dans un autre de ses livres "L'eau et les rêves", où il nous confie : "Je retrouve toujours la même mélancolie devant les eaux dormantes, une mélancolie très spéciale qui a la couleur d'une mare dans une forêt humide, une mélancolie sans oppression, songeuse, lente, calme. Un détail infime de la vie des eaux devient sou vent pour moi un symbole psychologique essentiel..."Et plus loin, Bachelard ajoute :"Une imagination qui s'attache entièrement à une matière particulière est facilement valorisante. L'eau est l'objet d'une des plus grandes valorisations de la pensée humaine la valorisation de la pureté. Que serait l'idée de pureté sans l'image d'une eau limpide et claire, sans ce beau pléonasme qui nous parle d'une eau pure ?"Le thème de l'eau qui n'est pas le plus fréquent chez le Douanier, se retrouve quand même quarante et une fois dans le catalogue raisonné des œuvres qu'on lui attribue.Mais, nous parlions de joies simples. Rousseau était proche de ces hommes et ces femmes "ordinaires" à qui il offrait souvent ses toiles ou qui lui en demandaient. C'est ainsi qu'il "gagne" une année de crédit chez son boulanger pour lui avoir "décoré" la devanture de son magasin. L'amitié du marchand de légumes dont la femme prépare le fricot quotidien de Rousseau, nous vaut cette toile éclatante: "La carriole du père Juniet", où toute la famille est représentée lors d'une promenade dominicale à Clamart. Le temps semble en suspens comme pour honorer le simple bonheur d'être en famille, de prendre l'air et de conduire un magnifique cheval dont le père Juniet venait de faire l'acquisition. Car, la carriole de la promenade est celle-là même qui porte les légumes pendant la semaine.En ce tableau, comme dans bien d'autres, "La noce" (1905), "L'enfant au polichinelle" (1903), "Scierie aux environs de Paris" (1893), "Bord de la Marne" (1903), le Douanier honore sans doute ce à quoi il aspire le plus la tranquillité d'une vie de famille, le bonheur du travail bien fait. Nostalgie peut-être d'une joie qu'il a connue, goûtée même, mais qui lui fut tôt et deux fois retirée. Il reste que ces toiles nous vont au cœur et nous parlent d'un accord qui résonne en beaucoup d'entre nous.Le Douanier aimait rire et chanter. Il composa des valses et écrivit même deux pièces de théâtre. La fantaisie l'accompagnait là même où il se retirait des sombres coups du destin.Planant dans les airs, "La liberté, invitant les artistes au 22ème salon des indépendants" est un clin d'œil malicieux, à l'exposition de 1906, que ne sut pas voir  Courteline qui acquit ce tableau pour quelques francs, pour le mettre dans son musée des horreurs". Le même ne comprit toujours pas quand quelques années plus tard un inconnu à l'accent étranger lui en offrit 10 000 francs!Fantaisie encore, ce tableau exposé aux Indépendants en 1901, dont le titre se déroule comme une proclamation: "Les représentants des puissances étrangères venant saluer la république en signe de paix" ! Wilhelm Uhde qui avec Robert Delaunay fut un des premiers à comprendre le "génie" de Rousseau, acquit ce tableau en souvenir de "l'hilarité générale" qu'il provoqua. Le même Wilhelm Uhde devait organiser une exposition du Douanier, quelques années après sa mort, et fut un de ses grands cri tiques et admirateurs.La mort, la guerre, l'effroi, le mystère, la joie, la fête, la fantaisie, la paix, l'œuvre du Douanier Rousseau éclate de toutes les facettes contradictoires de la vie des hommes à qui ne manque pas le rêve qui est la face cachée du monde.Pour finir, je laisse la parole à Robert Delaunay dont on peut dire qu'il a été le véritable ami du peintre dans ses dernières années :"- Tu vois, Robert, je suis anarchiste", dit Rousseau. Et Delaunay nous dit : "Probablement qu'on venait de lui faire une de ces blagues coutumières. Quel contraste : cet homme si simple, si naturel, doué de cette foi si naïve, passait au milieu des  hasards de la vie, si calme. Dans son milieu du quartier de Plaisance, il était chez lui. Parmi les gens que, plus ou moins, il sentait les siens, qu'il aimait, dont il connaissait l'idéologie, là il avait le respect de ses semblables. Mais Rousseau, aux vernissages des Indépendants ou du Salon d'Automne, dans la foule plus intellectuelle, plus sceptique, paraissait dépaysé."Henri Rousseau, peintre visionnaire, était aussi éloigné des spéculations financières du "marché de l'art" que des spéculations abs traites des professeurs de l'art "moderne" qui vieillira (sauf pour ses chefs d'œuvre), quand les paillettes de l'artifice seront retombées sur le cimetière des vanités.Le Douanier, lui, est déjà ailleurs : il a gagné pour l'éternité où peut-être, les peines et les joies, de façon stéréoscopique sont réconciliées dans une troisième voie que nous offrent toujours les artistes qui passent outre les modes de leur temps.

Alain CALONNE


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