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Gérard Gouvrant : le masque du bouffon

Gérard Gouvrant : le masque du bouffon

J 'écris cet article sous le regard mi-clos d'un bouffon. Trois grandes mèches de cheveux roux se dressent sur la tête de l'homme comme une couronne de feux allumés pour la fête des fous. Le visage est ciselé, comme buriné par l'assaut des vanités du temps. De tous les temps. Mais l'homme a la bouche fardée et porte au bout du nez l'attribut des clowns. Et cet attribut change tout. Car alors le tableau bascule et passe du tragique à l'ironie. Et de l'ironie au rire. Tout Gouvrant est là, dans cette dialectique diabolique où s'écartèle la vie des hommes depuis qu'ils tracent des signes sur les parois des cavernes. Echapper. Echapper aux sombres calculs du quotidien, aux déroutes des idées toutes faites des manuels du prêt-à-penser universel; échapper aux cuistres de toutes les couleurs, inodores et sans saveur, qui laminent nos vies depuis l'enfance et organisent le grand massacre des innocents qui dure depuis le commencement des temps.

Si j'enlève la couronne de cheveux hirsutes et la boule rouge du nez, apparaît alors un visage qui pourrait être celui des hommes de la "Divine Comédie" de Dante, dans ce trente-deuxième chant, au neuvième cercle de l'Enfer, où prudent, Dante se doit d'éviter de marcher sur des hommes qui sont comme des grenouilles :

"Comme, pour croasser, se tiennent les grenouilles, Le nez seul hors de l'onde, au temps où la vilaine Rêve souvent qu'elle s'en va glaner,

Livides et plongées jusqu'où siège la honte, La glace emprisonnait les ombres douloureuses, Claquant des dents comme font les cigognes. Toutes avaient le visage baissé,

Et leur bouche, du froid, leurs yeux, de leur coeur triste, Donnaient assez pénible témoignage".

Mais justement, non seulement Gouvrant n'efface pas la bouche fardée du clown, mais il l'ajoute, au milieu de sa composition, et la toile change de sens. Et l'homme est à nouveau debout. Car l'enfer est bien sur la terre et il côtoie souvent des paradis que les yeux des poètes et des clowns savent déchiffrer; que le pinceau des peintres peut donner, en passant, aux flâneurs de la vie, aux habitués des sentes peu fréquentées, à chacun d'entre nous quand nous cessons de voir pour commencer, peu à peu, à regarder.

Il est des peintres qui nous laissent libres et qui nous enchantent. Il est des peintres qui nous initient à des manières du regard qui rendent le coeur aventureux et redonnent la parole aux morts. Je parle de ces morts bien vivants que nous voyons tous les jours nous tendre la main, nous demander: "comment ça va ?", sans attendre la réponse de peur justement que quelque chose arrive.

Mais, dans les toiles de Gouvrant, il arrive toujours quelque chose. Les joueurs de pétanque sont souvent des philosophes... Des philosophes qui seraient passés à l'acte ! Don Quichotte saucisonne avec Sancho Pança le temps d'une pause. Une pause où la littérature retrousse les pages des doctes et des flétris de l'âme. Et les polytechniciens se mettent à danser et les clowns à faire de la politique. Pour rire, bien entendu ! En passant, comme on cueille une marguerite parmi des milliers de marguerites... jamais cueillies et qui ne regretteront jamais de ne pas être effeuillées comme les ailes d'une mouche par un enfant si doux, si gentil que les mouches en redemanderaient si elles pouvaient parler ! Mais Gouvrant ne peint pas les mouches, enfin pas celles qu'on croit. Il peint les hommes tels qu'il les voit et tels que nous sommes. Ni noirs ni blancs, mais les deux à la fois. Ni beaux, ni laids, mais comme chez Brueghel dans ses danses de paysans où se changent au son d'une flûte et d'un tambour les atours des belles et les blouses des vilains.

                                                     

Il faudra, un jour, réunir dans un grand livre tous les personnages de Gouvrant. Alors défileront devant nos yeux décillés, les acteurs d'une comédie que Dante n'aurait pas reniée, où Daumier aurait sa part, où le douanier Rousseau jouerait du violon, et Villon, le grand Villon échapperait à la pendaison. Et puis il y aurait Rabelais et la divine bouteille. Mais Gouvrant serait peut-être en retard. En retard ou absent. Car Gérard Gouvrant peut en cacher un autre. Certaines de ses toiles frisent une abstraction dans laquelle les arbres ne sont que des repères graphiques au coeur d'un dépouillement apaisé. Apaisé de cette figure humaine où s'inscrivent les sillons d'un labour où ne germe souvent que du seigle au lieu de l'orge et ne pousse que du chiendent en guise de froment. Mais, dans les champs fleuriront toujours les coquelicots !

Dans tous les mondes et à toute époque, les peintres, les poètes et les hommes ont toujours eu le dernier mot. Et il suffit parfois d'un bouffon pour réveiller un homme. Et puis, dans chaque tableau, il y a toujours une porte. Invisible, invisible mais toujours ouverte ! Il suffit de la franchir. C'est tout simple. Et Gouvrant nous y invite sans avoir l'air de rien. Et ce fut cette immense fresque qu'il nous a donnée au Palais des Congrès de Paris en septembre 1991, où se dressait devant nos yeux le grand cirque du monde. Cent tableaux en une seule fresque de 13 mètres sur 2.5 m de haut ! Cent toiles indépendantes regroupées et for mant un seul tableau ! Jamais vu et formidable. "La folle his toire d'Albert qui abandonna le violon pour les allumettes" ! C'était comme le Grand Oeuvre des Compagnons ou des alchimistes. Gouvrant nous donnait, en une fois, le coeur conscient de vingt cinq ans de peinture. Maintenant que cette fresque est dispersée, seul un livre nous racontera ce que nos yeux ont vu et que notre coeur a mémorisé. Le jeu du monde. Le monde, notre terre, tel un gigantesque gâteau dévoré par les appétits des puissants et des dupes. Mais un monde revisité par Gouvrant où la poésie et la force du trait se donnent les moyens d'un expressionnisme auquel le peintre a ajouté l'humour. Car chez Gouvrant l'humour sauve tout. Et si dans la vie le véritable humour est rare, il est encore plus exceptionnel en peinture. Car il y faut la sûreté du trait. De cette ligne qui sort de la main comme si elle s'échappait d'années et d'années de travail pour tracer une figure comme une première fois. Tous les peintres qui nous touchent dessinent pour respirer. Derrière l'aisance et la légèreté, invisibles mais fécondes, se cachent des milliers d'heures de croquis que nous voyons rarement. Mais ce n'est pas pour nous. Quand le pianiste vient sur scène ce n'est plus l'heure des gammes. Quand Gouvrant nous donne une toile, c'est l'heure de la Fête. Et le monde peut danser, à nouveau !

Alain Calonne


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