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La grippe espagnole qui sévit en Europe conjointement à la guerre de 1914-18, fit plus de victimes que la guerre elle même. Egon Schiele y succomba quelques mois après que sa jeune femme l'eut précédé dans la mort, enceinte de leur enfant qui ne vit jamais le jour.
Tant de vies furent fauchées par la guerre et le virus grippal, que la mort d'Egon Schiele n'avait rien d'exceptionnel en ce tragique début de XXe siècle. L'Autriche venait de perdre son plus grand peintre, mais l'Europe ne commença vraiment à le com prendre que bien des années plus tard.
Ces circonstances, surajoutées à ses thèmes picturaux, contribuèrent à forger la légende plutôt noire qui entoure ce peintre. La postérité souvent préfère la légende pour véhiculer les chefs d'oeuvre dont l'exceptionnalité ne peut qu'avoir été engendrée dans la misère et l'incompréhension; ce qui n'est pas toujours le cas. En égard aux conditions toujours complexes entourant la reconnaissance d'un peintre, on peut dire que paradoxalement Egon Schiele fut reconnu assez vite et mourut jeune, célébré à Vienne comme l'égal de Klimt. Mais la réalité est une chose et la légende une vapeur qui justement recouvre toutes choses de son halo particulier.
L'époque était propice aux légendes sombres. Si Vienne venait de perdre son plus grand peintre, l'empire des Habsbourg achevait de dépérir dans les suites d'une guerre qu'il venait de perdre. Ce qui avait été un empire fut morcelé en plusieurs états dont l'un des moindres fut la nouvelle République d'Autriche.
"Il n'est guère surprenant que beaucoup d'artistes, d'écrivains et d'intellectuels - dont Schiele - qui grandirent pendant le déclin de la puissance des Habsbourg, aient été obsédés par la peur du change ment. La décadence, la mort et les catastrophes les hantaient dès leur réveil et alimentaient leurs cauchemars", nous prévient Frank Whitford (1). L'avertissement vaut effectivement pour l'époque entière. Cette obsession de la décadence allait, entre autres, être la source d'un mouvement pictural qu'on a pris l'habitude de nommer Expressionnisme. Beaucoup y rattachent Egon Schiele. Si on se tient au fait que ce mouvement était très attaché à la déformation de la réalité, à la crudité et la cruauté de ses thèmes, à la violence de son expression, on peut à beaucoup d'égards considérer Schiele comme un expressionniste. Mais d'aucuns pensent que, si la violence de ses thèmes, le parti pris de couleurs sou vent violemment contrastées le rapprochent de ce mouvement, il s'en éloigne par la précision du trait, pouvant aller jusqu'au maniérisme. C'est là certaine ment l'influence de Klimt dont Schiele devra se départir pour parvenir à son autonomie plastique.
Les deux partis ont raison. Schiele n'est pas en dehors des interrogations de son époque, mais il est avant tout préoccupé par des résonances picturales. Au-delà des thèmes, il est peintre avant tout. Passionné de dessin dès son enfance, il passe des heures à noircir des carnets de ses croquis. Les témoignages de sa mère et les dessins existants concordent. Poussé par son professeur du lycée de Klosternenburg, Karl Strauch, entre quinze et seize ans, il est présenté par sa mère à l'école des Arts et Métiers de Vienne. Klimt y avait étudié. Mais, devant la maturité de son travail, les professeurs conseillent à sa mère de le présenter à l'Académie des Beaux-arts. Egon Schiele réussit l'examen et rentra à l'Académie à l'automne 1906, alors âgé de seize ans. Quelques mois auparavant, un autre homme avait raté ce concours d'entrée pour la même année... Adolf Hitler. Nul ne sait ce que la peinture perdit, mais nous connaissons la suite.
Revenons à Egon Schiele. Précocité est un des mots clefs pour aborder la vie de l'oeuvre de Schiele. Précocité de la maîtrise, précocité du regard, précocité de l'intériorité. Comme si tout devait s'inscrire dans un délai très court. Comme si la détermination que Schiele montra dès l'enfance anticipait sur le temps qui lui manquerait.
Le parti pris d'un conventionnalisme figé des Beaux arts de Vienne ne pouvait lui convenir. Schiele forme un groupe qui s'intéresse vivement à l' "art nouveau" qui jouit de la renommée de Klimt qui expose aux manifestations de la Sécession. La Sécession de Vienne, homologue de celle de Münich dont la première exposition remontait à mars 1898. permettait aux artistes d'avant-garde de présenter leur travail au public.
En 1906, lorsque Schiele arrive à Vienne, la Sécession organise encore les plus grandes expositions de Vienne. Une fracture s'était pourtant produite avec Klimt qui défendait l'importance des arts appliqués, et Josef Engelhart, le successeur de Klimt au poste de président de la Sécession, qui ne voulait privilégier que la peinture "pure". Les débuts de Schiele seront marqués par le conflit entre ces deux tendances.
La première rencontre de Schiele avec Klimt remonterait à 1907. Schiele montra quelques dessins au peintre qu'il admirait, en lui demandant s'il avait du talent; Klimt lui répondit : "Oui, beaucoup trop !".
A l'été 1909, Egon Schiele quitte l'Académie au terme des trois années réglementaires. Il est le principal organisateur de l'exposition des artistes nouveaux : "Neukünstler" dans la galerie de Gustav Pisko. De cette année date sa rencontre avec le cri tique d'art de l' "Arbeiter Zeitung" de Vienne, Arthur Roessler. Ce journal, très marqué politiquement, organe du parti social-démocrate, défend des conceptions très modernes en art. Roessler y collabore dans la mesure où il peut combattre les conven tions sous toutes leurs formes. Il ne se départira jamais de son enthousiasme pour Schiele. Il publie sur le peintre cinq livres entre 1912 et 1923. Roessler était aussi collectionneur et très introduit dans les milieux "modernistes"..
Si Schiele n'était pas encore reconnu, il était sorti de l'ombre. Il avait dix-neuf ans. D'autres protecteurs vont intervenir dans sa carrière. S'il ne fut vraiment dégagé des soucis financiers que vers les deux dernières années de sa vie, Schiele, avec l'aide de son tuteur au début, puis avec la vente régulière de ses oeuvres, ne fut jamais réellement dans la misère. Ce qui ne l'empêchait pas de jouer de ce registre. On peut à cette occasion opposer deux témoignages. L'un de 1909, de Schiele lui-même :
"Ayant choisi l'indépendance d'une vie d'artiste contre la volonté de ma mère et de mon tuteur, je dus affronter la misère. Je portais les vieux vêtements, chaussures et chapeaux de mon tuteur, et tout était trop grand pour moi. Mes habits, la doublure en lambeaux, usés jusqu'à la trame, flottaient autour de mes membres décharnés. Mes chaussures étaient en si mauvais état... que je ne pouvais que traîner les pieds. Pour l'empêcher de me tomber sur les yeux, il fallait que je bourre de journaux entiers mon chapeau défraîchi, avachi et moisi. Quant à mes sous vêtements, c'était à cette époque l'article le plus précaire de ma garde-robe."
A cette époque Schiele recevait une pension de son tuteur. Les photographies de l'époque et le témoignage de ses contemporains sont en contradiction avec sa description. Ecoutons Gütersloh :
"Egon Schiele était particulièrement élégant et n'avait nullement l'allure d'un artiste : ses cheveux n'étaient pas longs, sa barbe toujours rasée de frais, ses ongles impeccables et, même dans ses périodes les plus sombres, il n'était jamais mal habillé. C'était - et ma mémoire ne me joue pas des tours un jeune homme chic dont les bonnes manières contrastaient avec la pauvreté de sa technique artistique à l'époque. Pourquoi d'ailleurs le révolutionnaire Schiele aurait-il dû s'affubler en sans-culotte et d'ex primer comme une pétroleuse ? Voyez-vous, les véritables révolutionnaires sont comme les jésuites. On ignore ce qu'ils veulent vraiment."
Mais, comme le fait remarquer justement F. Whitford: "Ce conflit entre réalité et fantasme per met d'expliquer, en partie, le caractère tourmenté de l'artiste. Son attitude semble traduire un désir de révolte contre les valeurs de classe héritées de sa famille, valeurs qu'il n'estimait guère. Mais elles étaient surtout contraires à la façon dont il concevait la vie d'artiste."
Le conflit est peut être plus ancien, plus profond chez Egon Schiele. Ce n'est pas gratuitement que ses thèmes de prédilection, très tôt, vont se porter sur la souffrance, le désespoir, la dégradation de la misère sur des corps chétifs. Il y a là la marque de son être au monde. Il me semble important, sinon pour comprendre du moins pour accompagner le regard interpellé par les oeuvres de Schiele, de rap peler ses propos:
"Je ne sais pas s'il existe en ce bas-monde un être qui se souvienne autant que moi de mon noble père et regrette autant sa disparition. J'ignore si quelqu'un est capable de comprendre pourquoi je me rends dans les lieux que mon père avait l'habitude de fréquenter et où je peux ressentir la douleur de sa perte (...). Je crois en l'immortalité (...) Pourquoi m'obstiné-je à peindre des tombes et autres choses du même genre ? Parce que tout cela continue à vivre en moi." Et:
"Ma mère est une femme très étrange (...). Elle ne me comprend absolument pas et n'aime guère. Si elle m'aimait ou me comprenait, elle serait certaine ment plus disposée à quelque chose dans l'existence."
Ou encore:
"Les adultes ont-ils oublié à quel point ils étaient excités et troublés par les pulsions dans leur jeune âge ? Ils ont oublié cette passion terrible qui les consumait et les tourmentait. Moi je n'ai pas oublié combien j'en ai souffert."
En 1910, à propos de ses années passées à l'école, il écrit : "J'allais dans d'immenses villes mortes et m'enfonçais dans le deuil (...)"Et: "Toujours j'ai trouvé en mes maîtres mes pires ennemis. Pas plus que les autres ils ne me comprenaient". Une grande partie de l'oeuvre de Schiele est sans doute dans ces paroles. Il est clair que celan'explique pas la facture, la précision du trait, ni la force caractéristique de son approche plastique. Mais nous avons là tous les thèmes qu'il privilégiera durant sa courte vie : la sexualité, la mort, la souffrance, les atteintes portées au corps. Là se trouve sans doute ce qui fait de lui l'un des plus grands expressionnistes, si tant est est que ce mouvement, assistant à la fin d'un monde, en exprime la chute.
Mais, Egon Schiele ajoute dans ses oeuvres une intériorité qui lui est tout à fait personnelle. Sa très grande attention aux souffrances du corps, comme son contemporain Kokoschka, ne relègue pas l'importance que Schiele accorde aux visages, aux regards. Chez Schiele, le plus important est dans l'âme. Sans doute le vieux conflit de la chair et de l'esprit, mais renouvelé par Schiele dans sa crudité la plus directe.
Mais nous avons parlé de l'influence de Klimt. Elle s'exercera longtemps et donne aux plus dures com positions de Schiele une touche maniériste qui peut être est la source esthétique d'un apaisement que Schiele n'abordera qu'après son mariage, dans lequel il trouve la sécurité "bourgeoise" d'une vie qu'il avait décriée mais à laquelle il aspirait. Peut-être chez Schiele se trouve exacerbé au plus vif ce désir de reconnaissance enfoui au coeur de chacun d'entre nous et que les artistes expriment parfois comme un cri.
L'apaisement vint avec son mariage et l'accueil quasi officiel que lui fit Vienne en 1918. La Sécession l'invita à sa 49ème manifestation. Il était le principal exposant. L'exposition fut reconnu comme l'égal de Klimt. Sa vie avec Edith, sa femme, était très harmonieuse. Son premier enfant allait naître. tous trois moururent emportés par la grippe espagnole. Klimt les avait précédé le 6 février 1918.Egon Schiele avait pourtant commencé à nous donner une autre figure de son oeuvre avec l'Etreinte"(1917), ou ce tableau mélancolique mais sans déses poir "La Famille" (1918). Son oeuvre s'arrêta à 28 ans. La légende pouvait commencer. Selon Arthur Roessler, on lui doit ces dernières paroles :
"Il y aura toujours des malentendus entre moi et les autres. Mais désormais estime ou incompréhension n'ont plus aucune importance !".
Alain CALONNE