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Montmartre : le Moulin Rouge et Toulouse-Lautrec

Montmartre : le Moulin Rouge et Toulouse-Lautrec

Si le nom de Renoir est lié au Moulin de la Galette, celui de Toulouse-Lautrec reste attaché au Moulin Rouge. A l'époque de l'ouverture du Moulin, Lautrec était déjà un personnage à Montmartre. A seize ans, il était inscrit dans les ateliers officiels chez Bonnat et chez Cormont à Montmartre. La butte lui fournit d'inépuisables sujets d'inspiration dans la vie déso donnée qu'il a décidé de mener.

Fils de famille, chéri par ses parents, son enfance sera gâchée par une grave maladie qui le rend infirme. Sa vie sera d'abord une suite de souffrances physiques, éclairée heureusement par une vocation artistique à laquelle il voue toute son existence. Il n'avait que faire de ses papiers nobiliaires, Lautrec était tombé amoureux des filles du Paris

Installé chez le docteur Bourges, au 19 de la rue Fontaine, il monte un atelier au coin de la rue Toularque et de la rue Caulaincourt. Son atelier devint très vite un véritable fouillis : objets, étoffes japonaises, ombrelles en papier étaient amassés. Le Nabot aimait se déguiser en samouraï ou en geisha. Un énorme chevalet encombrait la pièce. Sa toile "L'Ecuyère du cirque Fernando" décora longtemps la pièce avant d'être exposée dans le hall du Moulin Rouge.

Sa voisine était la jolie Suzanne Valadon (encore appelée Maria) qui menait elle aussi une jeunesse mouvementée. Elle fut le modèle de Louis de Chavanne et de Renoir. Degas fut ébloui par son coup de crayon. Toulouse-Lautrec en fit sa maîtresse, mais leur caractère impossible ne pouvait qu'aboutir à une liaison orageuse. Toulouse Lautrec appréciait beau coup ses dons prometteurs. La "terrible Maria" pense s'en faire épouser en simulant un suicide... et croit s'attacher le peintre, mais ce fut un échec. Elle s'accommodait bien du Nabot et elle lui plaisait avec son air mauvais ! C'est dans cette expression que le peintre la représenta, de son crayon incisif qui scrute et perce, jusque dans les terminaisons nerveuses, un petit sourire, une grimace ou un haussement d'épaule.

Le 5 octobre 1889, le bal du Moulin-Rouge ouvrait ses portes au 90 boulevard de Clichy. Son propriétaire, un ancien boucher, Charles Zidla, voulait faire les choses en grand et sup planter l'Elysée-Montmartre. Il demanda au peintre Willette un décor de façade qui devint très vite l'enseigne du plus célèbre bal du monde : un curieux moulin de couleur magenta, dont les ailes illuminaient la nuit. Ce faux moulin devint plus célèbre que tous les autres moulins de Montmartre réunis! "Temple somptueux, destiné à glorifier la danse et la femme dans un amas de strass et d'illusions", le Moulin-Rouge attire le Tout Paris qui se presse dans l'immense salle de bal pour admirer les prouesses des fameux danseurs et danseuses immortalisés par Toulouse-Lautrec. Les surnoms vulgaires des danseuses rassuraient la clientèle

qu'elles étaient bien des bas-fonds: Grille d'Egout, La Môme

Fromage, La Goulue, Nini Pattes-en-l'air... On consommait par petites tables, des singes attachés à des chaînes amusaient les clients, tandis que dans le jardin qui prolongeait la salle, des petits ânes promenaient les belles à froufrous.

Quelle ambiance ou plutôt quel vacarme ! A une époque où les moyens d'amplification n'existaient pas. On confiait aux trombones à coulisse, aux grosses caisses et aux cymbales le soin d'assourdir le public tout en suivant les airs célèbres d'Offenbach et d'Olivier Métra.

Certains soirs, le Moulin Rouge prenait un air de bacchanale qui stupéfiait les étrangers. Un reporter du journal anglais le "Pick Me Up" écrivait : "Quand il se fait tard, la scène devient indescriptible. Les boissons réveillent les passions assoupies des danseurs, en cet endroit aucune passion ne doit être contenue. On joue à cheval, des femmes sont portées tout autour du hall sur les épaules des hommes, on crie à boire. Un homme semblable à un torero passe devant moi, une femme sur les épaules, son visage me rappelle Luis Mazzantini - le grand matador sera flatté sans aucun doute ! La femme entoure son cou de ses bras, son visage grossier n'est racheté par aucun signe d'intelligence, même dormante. Le hall est dégagé pour un quadrille final, la danse la plus étrange et la plus particulière que l'on puisse voir dans cet endroit bizarre. Quelques caractéristiques de ce quadrille en font un spectacle mémorable: l'indécence solennelle et pondérée de ces femmes, la foule anxieuse qui entoure la scène sur six rangées dans le but de voir quelque chose d'osé, l'excitation de chacun se communiquant aux acteurs".

Le Cancan devint une sorte de danse rituelle où il fallait que les "prêtresses" soient très habiles et souples pour accomplir leur rite qui se finissait par un grand écart. Le public se composait de rentiers qui avaient pour seul souci la recherche du plaisir, de fils de famille venant s'encanailler et d'étrangers: Russes, Anglais mais aussi Roumains, Sud Américains, qui ajoutaient une note exotique à ce milieu interlope. Dès son ouverture, Toulouse-Lautrec se rendait plusieurs fois par semaine au bal du Moulin Rouge, accompagné de ses amis Joyant et Guibert, amoureux comme lui de la peinture. Ils retrouvaient là le peintre Anquetin et le caricaturiste Métwit. Souvent les toiles de Lautrec étaient accrochées dans

le hall d'entrée. C'est Jules Chéret qui fit l'affiche de l'inauguration du Moulin-Rouge. Cet artiste précurseur, qui sera suivi de près par Toulouse Lautrec, Bonnard, Valloton, ou Vuillard, commença l'âge d'or de l'affiche avec des jeux de couleurs vives et de "l'érotisme mondain" inspiré des maîtres japonais del'estampe: Utamaro, Hiroshige, Hokusai. Mais c'est à Lautrec que Zidler confia l'affiche de la saison suivante, dans laquelle une jeune danseuse, La Goulue avait été remarquée.

Cette affiche imposa à tout Paris le nom de l'artiste et celui de la danseuse: "Bousculant la cohue des badauds, rastaquouères et provinciaux en goguette faisant la haie sur son passage, La Goulue, grasse, blanche et moulée dans sa petite robe d'étoffe noire, fend la foule, impassible, et, la main appuyée sur l'épaule de la Môme Fromage, elle promène insolemment sur tous ces mâles en rut un regard de belle fille sûre d'elle-même, qui a connu tous les dégoûts. Décor: le jar din de l'Elysée, les glaces du Moulin-Rouge ou les massifs incendiés de Jablockhof du jardin de Paris. La Goulue ! Jaillissant de la touffeur des jupes au pillage, d'un remous de dentelles et de dessous coûteux éclairés de rubans de nuances attendries, une jambe s'évoque, droite levée vers le lustre : une jambe au port d'armes, soyeuse et brillante, qu'une boucle de diamants mord au-dessus du genou, et la jambe se trémousse, joyeuse et spirituelle, lascive et prometteuse, avec son pied mobile et désarticulé, mimant comme des saluts aux badauds s'écrasant à l'entour.

Le Chahut et les "chahutoirs", ces immenses rendez-vous d'ennuyés et de filles, La Goulue en est l'étoile : l'étoile de Montmartre, levée au Clair de lune du Pierrot de Willette au-dessus des buttes du Sacré-Coeur et des ailes fantômes des défunts moulins, gloire cynique faite à la fois de caprice et de boue, fleur de cuvette prise dans un jet de lumière élec trique et tout-à-coup adoptée par la mode". Jean Lorrain. 

Toulouse Lautrec réunit pour l'éternité les deux célèbres danseurs : La Goulue-et-Valentin le désossé. Leur milieu social était complètement différent, mais la danse les réunit. Louise Weber dite La Goulue, venue d'Alsace, était blanchisseuse rue de la Goutte-d'Or, elle essorait son linge au lavoir dont parle Zola dans "Nana...". Le soir, elle dansait dans les bals-musettes et tous les hommes plus ou moins recommandables se disputaient ses javas et valses tourbillons C'était une petite blonde, plutôt boulotte, avec un air canaille qui lui allait bien.

C'est lorsqu'elle fut engagée au Moulin-Rouge qu'elle rencontra Renaudin, plus connu sous le nom de Valentin-le désossé, fils de notaire; il n'avait qu'une passion : la danse. Ancien danseur acrobatique, il était grand. Avec son chapeau haut de forme et son extrême maigreur, il donnait l'impression de mesurer plus de deux mètres. Son visage osseux, son nez busqué lui donnaient l'air d'un Don Quichotte de la gambille.

Le succès de La Goulue fut immense, mais bref. Elle se mit à boire et finit clocharde. Il fallait beaucoup d'alcool pour tenir le coup dans la vie de chahuteuse. "Au Moulin, écrit Edmont Heuzé, Lautrec buvait et crayon nait pendant des nuits entières ; ce qu'on aurait pu prendre pour un amusement représentait un travail énorme, une tension constante de son esprit d'observation impitoyable. Les documents enregistrés sous les lampes à gaz étaient développés le jour, dans le calme de son atelier".

Lautrec eut de très jolis modèles. Quand on regarde les photos de ces femmes, elles sont bien plus charmantes que sur ses toiles. Dans le promenoir, le peintre côtoyait ses modèles et croquait nerveusement, à toute vitesse, une silhouette burlesque ou ravissante: Carmen la Rousse, Lily la Rosse ou Casque d'Or...

Jane Avril avait plus de charme que de talent, le peintre en fut amoureux. Danseuse blonde, créature ravissante, elle avait une manière exquise de lever la jambe en tenant sa mousse de jupons serrée contre elle. Jane Avril et le vicomte Lautrec aimaient se balader à la campagne comme des amants. Par le miracle de son génie, Toulouse-Lautrec, en la croquant, la conduisit à l'immortalité. Henri de Toulouse-Lautrec vouait à son aîné de 30 ans, Degas, une grande admiration dont on ressent précisément dans "La Danse au Moulin-Rouge" la traduction picturale. On peut remarquer dans cette toile, que pour rompre avec l'immobilisme de sa composition, le peintre décentre son cadrage, remonte la ligne d'horizon, comme dans l'estampe japonaise, et découpe arbitrairement la scène comme le fait un photographe instantanément. Au fond de la salle se détache, sous les lampes, une série de chapeaux noirs, au premier plan trois femmes ne font que passer sans embarras de pose. A gauche, l'homme est d'ailleurs déjà passé hors du cadre ! Entre les deux, c'est la danse, le mouvement, le spectacle qui donnent son sens au tableau. Le plein succès du bal ne dura qu'une douzaine d'années. Zidler prend sa retraite en 1894 et le Moulin ne lui survivra pas longtemps. Le samedi 27 décembre 1902, les portes s'ouvrent pour la dernière fois sans ses grandes vedettes: Toulouse-Lautrec vient de mourir, La Goulue a quitté la danse, Valentin-le-désossé vend du vin et personne n'a plus de nouvelles de Nini Pattes-en-l'air!

Jean Delauney

    


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