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Interview de Joan Miro

Résultat de recherche d'images pour "miro taillandier"   Photographie de Yvon Taillandier et Joan Miro 

Depuis sa naissance, le monde pictural et plastique a tellement changé, que nos regards ne pourraient sans doute jamais recommencer l’aventure de l’art moderne de ce siècle. Car la rupture produite par le XXème siècle est sans commune mesure avec celle des siècles passés.

La rupture romane s’inscrivait dans une renaissance du spirituel et de la place de l’homme dans un monde fracturé, à la recherche d’une nouvelle cohérence. On s’accorde maintenant à penser que ce fut sans doute une première Renaissance. Celle du XVème siècle italien allait aussi libérer toute l’Europe. De cet humanisme éclairé surgirait, lentement, l’autonomie du peintre devant sa toile.

Mais il fallut l’intervention de la photographie pour dégager mentalement les peintres de ce qu’ils étaient, jusque-là, les seuls à pouvoir donner depuis les premiers dessins peints dans les cavernes. L’impressionnisme déclencha des polémiques qui, un siècle plus tard sont devenus un concert de louanges qui frisent l’hagiographie et la légende dorée.

L’art moderne allait progressivement ouvrir des voies tâtonnantes, expérimentales, dans le cheminement desquelles des impasses côtoyaient des routes nouvelles. Des routes dévoilant des univers inexplorés et infinis. Les créateurs qui retiendront les siècles futurs ne seront sans doute pas ceux que nous retenons. Mais, ils ne manqueront pas de reconnaitre à Miro une des plus grande capacités d’invention qu’il nous ait été donné de voir, et, peut être avec Klee, une des plus formidables acuités visuelles, mise au service du mystère insondable de l’imaginaire devant la création plastique.

Pour parler de Miro, nous avons choisi de rencontrer Yvon Taillandier, qui nous a aimablement reçu dans son appartement parisien. Peintre impliqué dans la création plastique depuis l’adolescence, il passe à la critique d’art pendant treize années pour revenir ensuite à la peinture. Il sut, dans la revue « XXème siècle » et ensuite à « Connaissance des Arts », donner la parole aux peintres car il était de leur bord.

Ses questions étaient les leurs. Avec lui, l’échange était possible et fructueux :

Yvon Taillandier : « San Lazzaro avait lu un article d’une interview que j’avais faite d’Henri Laurens. Il l’avait trouvé très intéressant. San Lazarro était le directeur de la revue « XXème siècle », très belle revue qui a fait autorité dans le monde un peu étroit de l’art moderne dans les années cinquante. Mes interviews étaient très différentes de la plupart de celles de l’époque, où les questions étaient interminables ; par exemple, un interviewer, très savant et intelligent, avait fait une interview de Matisse. Les questions s’étalaient sur quatre ou cinq lignes, alors que les réponses de Matisse étaient oui, non, peut-être !!! Moi, j’avais pris le parti de tout simplement supprimer les questions, ou d’un petit titre : l’espace, la couleur, la lumière…Ainsi avec Laurens, qui par le passé n’avait jamais parlé ».

Entre Miro et Yvon Taillandier une très grande amitié va naître. Et ce sera, en 1964, un magnifique livre d’entretien avec Miro au titre significatif : « Je travaille comme un jardinier ». Miro y donne pour la première fois une possible approche de sa tension intérieur.

Joan Miro : « le tableau doit être fécond. Il doit faire naître un monde. Qu’on y voie des fleurs, des personnages, des chevaux, peu importe, pourvu qu’il révèle un monde, quelque chose de vivant ».

Dans le présent article, toutes les paroles de Miro sont tirées de cet entretien avec Yvon Taillandier.

Yvon Taillandier : « quand San Lazarro m’a envoyé voir Miro, celui-ci m’a dit : « vous savez, on va essayer, mais ça ne se fera certainement pas ». Il était embêtant parce qu’il ne voulait pas que je prenne des notes. Je ne l’ai pas écouté et j’en ai tout de même pris. Une fois l’interview faite, je rédigeais mes notes et reconstruisais l’entretien. A l’époque cela ne se faisait pas beaucoup ; et puis, je crois que surtout, je comprenais bien les gens à qui j’avais affaire, notamment Laurens, et puis Giacometti, et Miro ».

« Miro, à un moment, m’a dit une chose qui m’a frappé du point de vue sentimental : « oh ! vous savez, je suis triste et pessimiste ». Vous savez, tout le monde disait : Miro, c’est gai, c’est amusant, c’est le « Walt Disney de la peinture abstraite » (Michel Ragon). « La vitalité que vous trouvez dans ma peinture, c’est pour réagir contre ça ». Alors j’ai fait commencer mon interview comme cela parce que, moi, aussi, je suis triste et pessimiste. Et si ma peinture ne l’est pas, c’est pour me revancher ».

Joan Miro : « bien sûr,  une toile ne peut pas me satisfaire tout de suite… C’est une lutte entre moi et ce que je fais, entre moi et la toile, entre moi et mon malaise. Cette lutte m’excite et me passionne. Je travaille jusqu’à ce que le malaise cesse ».

 Yvon Taillandier : « San Lazzaro a fait un numéro de « XXème siècle » sur les conditions de la création. Il m’avait demandé mes idées sur le sujet, comme il le faisait toujours. Il voulait faire un article sur le mécanisme de l’imaginaire. A cet égard, j’étais un peu en avance sur ce qu’on pensait alors. C’était déjà un peu du structuralisme, c’est-à-dire que l’imagination se met en train si on fait des renversements, si on pratique les diverses figures de la rhétorique, des figures simples d’ailleurs, comme le renversement, la répétition, le retournement, la mise en abîme ; j’en avait dénombré six ou sept. Alors je croyais que j’allais faire un article comme cela, et puis il s’est trouvé que je n’ai pas fait cet article. J’ai fait un article qui s’appelait « Naissance de l’imaginaire ». J’ai pensé que pour se mettre à créer, pour se mettre en position favorable, il fallait revivre sa naissance et sa gestation. Il fallait retourner son évolution, essayer de rebrousser chemin. Une des caractéristiques de la naissance et de la gestation, c’est la rupture ; la naissance, c’est coupure, la douleur, et un peu de tristesse ; et la gestation, c’est une sorte de lieu paradisiaque, dans l’ombre, dans le silence ; le fœtus est dans le liquide. Et puis, chose très importante, il connaît une croissance prodigieuse. Si on continuait à croître comme dans le ventre de la mère, on serait des montagnes. D’où les Gargantua, les géants…J’ai beaucoup parlé avec Miro de ces choses-là ».

Joan Miro : « j’éprouve le besoin d’atteindre le maximum d’intensité avec le minimum de moyens. C’est ce qui m’a amené à donner à ma peinture un caractère de plus en plus dépouillé. Ma tendance au dépouillement, à la simplification, s’est exercée dans trois domaines : le modelé, les couleurs et la figuration des personnages ».

« Pour moi, un objet c’est vivant. Cette cigarette, cette boîte d’allumettes contiennent une vie secrète beaucoup plus intense que certains humains. Quand je vois un arbre, je reçois un choc comme si c’était quelque chose qui respirait, qui parlait. Un arbre c’est aussi quelque chose d’humain ».

Yvon Taillandier : « Miro était un personnage que j’aimais beaucoup, il était d’une grande simplicité, il était très attentif, il en faisait une vertu. Il était plutôt tendu, il s’agissait de tension et non d’attention. C’était sa valeur capitale. C’est ce qu’il estimait être le plus important. Il fallait qu’une chose suscite sa tension. Un jour, un artiste pompier qui avait voyagé avec lui dans un train, s’était moqué de lui parce Miro, qui voyait un morceau de fil au bout duquel pendait un objet quelconque, un peu lourd et qui bougeait, s’était écrié : « ah ! voyez, c’est merveilleux, ça bouge, ça bouge ! ». Et c’était tout Miro, cette attention, cette mobilisation de l’attention par une chose infime, qui avait orienté sa vie psychique.

 C'était cela qui donnait un sens à son existence du moment. Ce que je dis est très général mais en tous cas dans l’esprit de sa réponse quand je lui demandais comment ça se passait quand il se mettait à peindre. Il me répondait qu’une tâche, un petit bout de fil, l’excitait et qu’il travaillait à partir de cela. On voit bien dans ses tableaux, surtout dans sa seconde période, qu’il part d’un détail qu’il grossit. Et cela allait très bien avec ma théorie de l’imaginaire, c’est-à-dire qu’on a au départ un spermatozoïde infime, sans apparence, et puis il y a cet agrandissement prodigieux. Miro aimait énormément ce qui mettait en évidence ces petites choses ».

Joan Miro : « de toute façon, il me faut un point de départ, ne serait-ce qu’un grain de poussière ou un éclat de lumière. Cette forme procrée une série de choses, une chose faisant naître une autre chose ».

Yvon Taillandier : « il disait qu’il aimait beaucoup le silence, parce que, par exemple, le bruit des roues qui craquent dans le silence devient prodigieux. Il disait aussi qu’il aimait les grands espaces vides, le ciel quand il y a une étoile. Ça devient prodigieux, énorme et il amplifie. Il y a une amplification du minuscule ».

Joan Miro : « ce qui est voulu chez moi, c’est la tension d’esprit. Mais, cette tension, il est à mon avis capital de ne pas la provoquer par des moyens chimiques, tel que boisson ou drogue.

L’atmosphère propice à cette tension, je la trouve dans la poésie, la musique, l’architecture – Gaudi, par exemple, c’est formidable – dans mes promenades quotidiennes, dans certains bruits : le bruit des chevaux dans la campagne, le craquement des roues de bois des charrettes, les pas, les cris dans la nuit, les grillons ».

« Je travaille longtemps, parfois des années sur un même tableau. Mais pendant tout ce temps, il y a des moments, parfois très longs, pendant lesquels je ne m’en occupe pas. Qu’une toile reste pendant des années en train dans mon atelier, ça ne m’inquiète pas. Au contraire, quand je suis riche de toiles qui ont un point de départ assez vivant pour déclencher une série de rimes, une nouvelle vie, de nouvelles choses vivantes, je suis content ».

A.C. : « Miro était-il soucieux de la réception de son travail par les autres ? ».

Yvon Taillandier : « à chaque fois qu’il exposait au Salon de Mai, nous recevions des lettres de lui nous demandant ce que nous en pensions, ce que nous croyions que c’était, si ça marchait… Vous voyez, ça avait de l’importance ; mais je ne me suis pas bien redu compte. Un jour, j’ai été stupéfait ; il avait envoyé une toile au Salon de Mai avec une lettre demandant ce que nous en pensions. Il avait l’air inquiet. Alors, on l’a immédiatement rassuré. On ne pouvait faire autrement, d’ailleurs, la toile était superbe. C’était le « Message d’ami ». Je crois que c’était le 20ème anniversaire du salon. J’ai aussi fait un texte important sur comment est venu le « Message d’ami ».

« Miro était tendu et cela avait un inconvénient, c’était fatiguant. On sentait que tous ce qu’on disait était enregistré ; bien que nous étions très libres.

 Tout était jugé, pas méchamment, mais enfin ç a comptait pour lui. Ce qui se passait autour de lui comptait. Vous savez, moi, dans beaucoup de cas je suis en détente, en abandon, en erreur, en fantaisie même, alors sa tension me fatiguait un peu. Mais vous savez, son comportement était merveilleux. Et moi, je prenais la chose très au sérieux, au tragique. Alors je prenais mon carnet, des notes, je notais tous ce qu’il disait, tout ce qui était important ».

Joan Miro : « je travaille dans un état de passion, d’emportement. Quand je commence une toile, j’obéis à une impulsion physique, au besoin de me lancer ; c’est comme une décharge physique ».

Yvon Taillandier : « toute personne qui travaillait avec lui devenait illuminée par lui. Moi, j’ai été illuminée par lui. Je crois au fond, que l’idée qu’il se faisait sur l’anonymat c’était tout de même le travail avec d’autres. Une sorte de dialogue avec les autres autres.

 Il a trouvé le moyen de dialoguer avec Artigas, avec moi aussi puisqu’on a fait un texte ensemble. Il m’a illustré aussi. Mais, n’être pas seul tout de même, n’être pas seul dans la création, je crois qu’il aimait ça ; et Alechinsky aussi aimait ça. Il se disait que c’est parce qu’il y a une fraternité avec les ouvriers avec qui on travaille. Une convivialité, une communauté, un sentiment de faire ensemble. Alechinsky était très sensible à cette camaraderie. Pour Miro, c’était l’odeur. C’était son côté sensuel, c’était l’odeur de l’encre d’imprimerie. On a beaucoup cherché pourquoi il faisait ses gravure, et on a fini par conclure que c’était pour l’odeur de l’imprimerie ; et je comprends cela très bien, qu’une odeur puisse créer une sorte de climat dans lequel on se plonge.

A.C. : « Miro ne cherchait-il pas toujours à provoquer en quelque sorte l’autre par son travail ? ».

Yvon Taillandier : « il était très préoccupé que ça donne un coup. Il disait : « il faut que mon tableau jette des étincelles ». Et nous avions développé l’image, créer des incendies. Il fallait que ça jette des étincelles, que ça cause du désordre même. Il fallait que ça sorte du cadre. Il avait une vision de ça. Il voulait aussi aider les autres. Il disait qu’il faut que ça aide un brigand à devenir brigand, un homme politique à faire de la politique ».

Joan Miro : « Je n’exclus pas la possibilité qu’en regardant un de mes tableaux, un homme d’affaire découvre le moyen de faire une affaire, un savant le moyen de résoudre un problème. La solution constituée par un tableau est une solution d’ordre général applicable à toutes sortes de domaines ».

Yvon Taillandier : « je réfléchissais ce matin au tableau le « Message d’ami ». Je me suis demandé pendant très longtemps ce que c’était, pourquoi il avait fait ça. Est-ce que c’était simplement parce qu’il envoyé un message d’ami, amical, aux gens du Salon de Mai ? Mais en fait, le ‘Message d’ami » venait d’une lettre que Calder lui avait envoyée. Calder faisait des dessins sur ses enveloppes, et il avait dessiné sur l’enveloppe une flèche et cette flèche avait impressionné Miro, lui avait donné à réfléchir, l’avait mis en état de tension. Et il a fait des petits croquis à partir de cette flèche. Il en a fait cinq ou six. Et il a retourné la flèche, et finalement c’est devenu ce petit tableau, enfin ce tableau du salon. C’est le message de Calder, donc qu’un ami, lui avait envoyé qui est devenu ce tableau-là. C’est une transposition de la flèche dessinée par Calder sur l’enveloppe adressée à Miro. C’est de là que vient le titre « Message d’ami ».

 

Nous avons encore parlé longtemps avec Yvon Taillandier. Miro avait été le déclencheur d’un entretien infini. De retour, je me plongeai dans un autre ouvrage consacré à Miro, dans lequel Guy Weelen a découpé des extraits de « Je travaille comme un jardinier » pour introduire à chaque chapitre de son livre. J’ai repris ce découpage pour cet article, avec l’accord d’Yvon Taillandier.

Etincelles, tension imaginaire, croissance géante à partir du minuscule. Un tout petit plan du travail de Miro venait de s’ouvrir. Un tout petit plan par lequel s’engouffre un homme et l’homme invente un nouveau monde. Le sien. Et il nous livre son monde comme on envoie une lettre ou un message, un message d’ami !

 Alain Calonne.

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Paroles de Miro extraites de « Je travaille comme un jardinier » d’Yvon Taillandier.

   Tableau "Message d'ami", Miro, 1964


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